Tunisie : Frondeur, le CERES rentre dans le rang

Publié le Dimanche 14 Février 2010 à 20:13
Hassan El AnnabiLe centre d’Etudes et de Recherches économiques et sociales recèle une bonne partie de la mémoire collective de la Tunisie. Lors de sa création en 1962, l’illustre CERES, unique institution de recherche à l’époque, était le cénacle de la fine fleur des universitaires et chercheurs tunisiens. Au moment où le pays s’apprêtait à mener le combat pour le développement, on a fait appel à ces matières grises pour explorer un terrain en friche et mener des recherches de terrain sur les différents aspects de la vie économique et sociale de la population. En donnant des réponses concrètes à des questions précises, ces chercheurs, mus par leur fibre syndicaliste, étaient des frondeurs récalcitrants, ce qui leur a valu la défiance du pouvoir politique. Traînant, au fil des ans, cette réputation peu amène, le CERES a toujours eu des rapports clairs-obscurs avec les décideurs politiques. Critiqué, dévalorisé, vidé de ses chercheurs, l’avènement de nouvelles structures de recherche n’a fait que le marginaliser davantage. Une posture qui n’est point digne d’une institution aussi prestigieuse, et qui plus est, constitue un vivier de réflexion, de débat et de publication, qui est fort de 25 mille ouvrages. Hassan EL Annabi, historien de profession, qui préside aux destinées du CERES depuis 2001, a bien voulu nous recevoir hier dans les locaux du CERES, logés dans la tumultueuse et autrement incommodante rue d’Espagne. C’était un entretien franc et passionnant sur une institution chargée d’histoire et qui constitue l’une des fiertés de la Tunisie moderne.

Le CERES a été créé en 1962, il est presque cinquantenaire, quels étaient son rôle et son apport dans la promotion de la recherche en Tunisie ?
Le CERES a été créé dans un contexte précis. Pour élaborer les plans de développement, on avait besoin au début des années 60, de connaître le terrain, surtout du monde rural. Les chercheurs ont été alors sollicités pour faire des enquêtes de terrain sur des questions concrètes. A l’époque, il y avait des politiques, des thématiques sur le modèle de développement opposant de nombreuses thèses et doctrines, le marxisme, le collectivisme, la liberté d’entreprise, etc. Le CERES devait ainsi s’orienter vers ce qui devait être fait à partir de la réalité du terrain. Le CERES se situait à un autre niveau par rapport à l’université. L’université était liée à l’époque à un grand courant de pensée, aux grandes doctrines. C’est au CERES que sont apparues les nouvelles disciplines de recherche liées au terrain, et qui n’avaient pas leur place à l’université, telles que la linguistique avec l’étude de la langue parlée, le dialecte. Salah Garmadi un intellectuel accompli a révolutionné la linguistique en Tunisie, la démographie, etc. Les enseignants de l’université trouvaient au CERES un cadre de recherche qu’ils ne trouvaient pas à l’université. La première génération de chercheurs du CERES, dont Adelwaheb Bouhdiba, Ryadh Zghal et autres qui avaient une double casquette, universitaires et chercheurs, ont ainsi développé de nombreuses disciplines à l’université. La deuxième génération était notamment constituée de géographes qui ont élaboré le projet Atlas de Tunisie, ayant permis de couvrir tous les domaines de développement sur le plan cartographique. Il ne faut pas, toutefois, tomber dans une image idyllique. Ce n’était pas une institution qui n’avait pas de problèmes. C’était toutefois la seule institution de recherche qui rassemblait universitaires et non universitaires et qui avait une ouverture sur les universités et les centres de recherches français, notamment le CNRS, et la Sorbonne.

Pouvez-vous nous dire un peu plus sur le type de relations qui prévaut entre le CERES et l’université ?

C’est une relation de complémentarité. Le CERES a toujours développé la recherche appliquée, de terrain voire la recherche développement. L’université promeut la recherche diplômante qui n’est pas forcément une recherche de terrain. Le CERES essayait d’aborder des questions nouvelles, concrètes que l’université n’osait pas étudier ou ne considérait pas importantes.

La création du CERES est donc intervenue pour répondre à un besoin précis. Quels sont les problèmes majeurs auxquels il s’est heurté pour s’acquitter de sa mission ?

Le problème majeur a trait à l’inexistence de statut de chercheur. Ce qui fait que ces gens-là, avaient des statuts différents, aléatoires et provisoires. Par ailleurs, les chercheurs, plus précisément les statutaires parmi eux qui avaient des contrats longue durée au sein du CERES faisaient d’autres activités parallèles comme l’activité syndicale, considérant ainsi qu’ils avaient le droit de s’exprimer sur des problèmes sociaux, et de participer à des actions sociales et syndicales. Le CERES était dès le début dans une position inconfortable par rapport au pouvoir, en produisant des recherches sérieuses mais frondeuses. Ca ne plaisait pas toujours. Bourguiba qualifiait la boîte, si je ne m’abuse, de "nid à scorpions".
La deuxième étape se situait aux alentours de 1995. Les chercheurs proches de la retraite ont été orientés vers des établissements universitaires pour terminer leurs carrières, mais n’ont jamais été remplacés. Le nombre de chercheurs statutaires a ainsi diminué. Au début, ils étaient une quarantaine, toutes disciplines confondues, dans les années 90, on en comptait que 4 à 5, soit le 1/10.
Autre point, le développement, voire la naissance de plusieurs autres centres de recherches au sein des différents ministères qui évoluaient sans coordination. Le CERES a été marginalisé. On ne faisait plus appel à lui, sans compter qu’il n’avait plus de chercheurs. Le centre a, par ailleurs, changé plusieurs fois de tutelle, à l’origine c’était l’Enseignement supérieur, puis le Premier ministère, ensuite la Recherche scientifique et puis retour à l’Enseignement supérieur. Avec les changements fréquents de ministres, il y avait un manque de continuité. Entretemps, la révolution des technologies de l’information et de la communication ont rendu possible le travail en réseaux, c’est ce que nous faisons. Le CERES devient, entre autres, un bureau d’études et de liaison entre les chercheurs, en rapport avec les programmes de recherche.

Parlez-nous justement de ces programmes de recherche ?
Au début des années 90, on avait les programmes nationaux mobilisateurs (PNM) qui portaient, entre autres, sur les villes, le développement régional, la famille, etc. Les chercheurs ont été attirés par le centre et on a eu alors différentes séries de publications. Au début des années 2000, quatre unités de recherche ont été lancées au sein du CERES, auxquelles ont été affectés des chercheurs appartenant aux différentes universités. Elles portaient sur les formes de discours dans l’espace méditerranéen contemporain, le développement local : approches comparées, la pyramide d’évolution et de mobilité sociale (immigration clandestine) et l’université tunisienne en mutation. Ces unités dont les travaux ont été financés par le ministère de l’Enseignement supérieur et évalués par la Commission nationale d’évaluation ont fait des travaux et des enquêtes, puis ont été dissoutes, car on estimait nécessaire d’entamer une nouvelle étape, celle des projets de recherche fédérés ; PRF. Il s’agissait de mettre en place un consortium de laboratoires et d’unités de recherche qui travaillaient ensemble pendant 3 à 4 ans sur un projet. La procédure était la suivante, on a lancé un appel à participation, une sorte de concours. Les soumissionnaires ont été évalués par le comité national d’évaluation des activités de recherche scientifique (CNEAR), et on a retenu deux dossiers pour l’élaboration de deux PRF sur une période de trois ans. Deux conventions ont été signées entre le CERES et les deux consortiums. La première porte sur les "stratégies de l’exportation, concurrence et marché extérieur", et la deuxième sur les "Stratégies des entreprises et innovations technologiques et commerciales".

Le CERES faisait également des études de prospective, qu'en est-il au juste ?

Hassan El Annabi est historien de profession.Tout à fait, nous en avons fait beaucoup. Il s’agit d’études recommandées par les différents ministères, choisies en se référant aux recommandations des différents plans de développement. Je cite, notamment, quelques-unes relatives au "Temps scolaire et temps familial", "travail de la femme, âge au mariage et socialisation de l’enfant", "aspects socioculturels du vieillissement de la population", "enseignement des adultes", "patrimoine culturel et naturel en Tunisie, diagnostic et perspectives à l’horizon de 2025", "émigration des Tunisiens à l’étranger" etc. Le CERES fait également de la veille scientifique dans le but d’être au diapason de nouvelles méthodologies, thématiques et approches de recherche en organisant des rencontres régulières, ce qui nous permet de rassembler un vivier, de maintenir le débat sur différentes questions, de faire participer des jeunes chercheurs. Autre principale activité du CERES, la publication de revues, d’ouvrages, de nouveaux cahiers "analyses et prospectives", s’intéressant à différentes thématiques et disciplines dont la cartographie, l’anthropologie et l’ethnologie. Une discipline qui a été négligée du fait d’un vieux complexe qu’on a traîné dès le début de l’indépendance. L’unité nationale empêchait à l’époque de développer les études anthropologiques.

En Tunisie, on remarque toutefois une rupture entre le microcosme universitaire et de recherche, et les centres de prise de décision. Quel serait l’impact d’une recherche, si ses résultats restent confinés dans les tiroirs et ne se transforment pas en politiques et plans d’action ?

En ce qui nous concerne, notre travail se termine avec l’élaboration de la recherche. Mais, il est vrai qu’il n’y a aucun suivi des recherches, et leurs résultats restent dans les tiroirs. Outre le manque de complémentarité et les rivalités de mauvais aloi qui existent entre chercheurs et institutions, il y a un problème de valorisation et un manque de synchronisation entre parties prenantes.

Selon vous, comment peut-on pallier ces insuffisances ?

Il faut déterminer le rôle de chacun. Le centre de recherche est tenu de mener des recherches qui répondent à des questions précises. Il doit associer des partenaires dans des comités de pilotage mixtes. Les décideurs doivent avaliser cela. Par ailleurs, on est tenu à des recherches annuelles avec de petits budgets, qui produisent des résultats précis pour une période déterminée. Des études plus exhaustives telles que le demandent les décideurs requièrent plus de moyens financiers, et une durée plus longue, 18 mois en moyenne. Par ailleurs, la rémunération des chercheurs est dérisoire. On est tenu de respecter la grille de 1999 qui est devenue obsolète.

Mis à part les problèmes qui puissent exister avec les décideurs politiques, n’y a-t-il pas un problème inhérent aux chercheurs, eux-mêmes ; soit une certaine passivité, sinon l’absence d’esprit d’équipe ?

Il est vrai qu’en matière de recherche en sciences sociales et humaines, le travail multidisciplinaire est insuffisant, et les travaux transversaux font défaut. Les sociologues ne regardent pas ce que font les historiens et les linguistes et vice versa. La recherche développement en sciences humaines et sociales est très peu développée au niveau du choix du sujet, de l’approche, des objectifs académiques. Parmi les aspects de la crise dans ce domaine, c’est la position par rapport à l’expertise. Le décideur s’adresse à l’expert. Or, celui-ci donne une perspective limitée, dénuée de profondeur. Si l’on veut cette expertise, il faut donner au chercheur une plus grande marge de manœuvre, plus de temps et plus d’argent.

Vous avez déploré lors d’une récente rencontre l’absence d’une base de données sur l’état de la recherche en Tunisie…

En Tunisie, nous ne disposons pas de base de données, l’équivalent du fichier central des thèses de Lille qui couvre toute la France. Il n’y a pas, non plus, d’échanges interuniversitaires. La faculté 9 avril dont j’étais le doyen, pour ne citer qu’elle, croule sous le poids de mémoires et de thèses, mais qui reste éparpillés. C’est une déficience à pallier à travers la mise en place d’un fichier central numérique. Le centre national universitaire de documentation scientifique peut être chargé de gérer ce fichier. C’est aussi le moyen le plus efficace pour lutter contre le plagiat ; un problème très grave qui se pose au sein de l’université.

Quel avenir pour le CERES ?

Depuis quelque temps, en 2008, il y a eu une plus grande prise de conscience du rôle que peut jouer le CERES, et un CMR lui a été consacré avec la volonté affichée de développer ses activités. Depuis, il y a eu des PRF, il y en aura d’autres. Par ailleurs, il n’y a jamais eu d’interférences dans les colloques et conférences que nous organisons. On avait eu la possibilité d’agiter des questions sans être inquiétés. Pour ce qui est des études commandées, il est tout à fait naturel qu’elles s’inscrivent dans un cadre bien clair, et qu’il y ait des consignes. Reste à accélérer la transformation du statut du CERES d’un établissement à caractère administratif en un établissement à caractère scientifique. La différence est grande au niveau de la gestion du budget. Actuellement, le contrôle se fait en amont, en aval et à mi-parcours, ce qui est de nature à freiner les activités du centre.

Propos recueillis par H.J.



 

Commentaires 

 
#2 la transparence
Ecrit par Najoua     01-03-2011 15:10
On invite le CERES a faire appel à tout docteurs et cherchgeurs tunisiens on offrant des candidatures transparentes qui assure à tous les chercheurs de participer et apporter des nouvelles idées. Il faut que le CERES assure une ouverture à l'environnement et ne se centralise pas uniquement à l'univers de de la faculté car ilya des compétences opérationnels dans les autres établissements professionnels. Il faut aussi qu'ils s'ouverent aux jeunes chercheurs qui ont les dipôme mais jusqu'à aujourd'hui ils n'ont pas trouver des laboratoires pour faire des recherches ( je parle essentiellement aux diplômés des siences sociales et huamaines)
 
 
#1 De l'audace !
Ecrit par Aroussi     15-02-2010 11:47
Il est grand temps que ce genre d'institutions de recherche et de réflexion retrouvent leurs lettres de noblesse.Car, l'on ne peut avancer sans l'avis éclairé d'hommes de science, décortiquant et disséquant la réalité et prospectant l'avenir, sans complaisance et sans fioriture. De même, les résultats des recherches de ces éminents chercheurs ne pourraient être utiles que s'ils aidaient les décideurs et les politiques à prendre les décisions qui s'imposent au moment opportun. C'est là tout l'intérêt de la recherche scientifique, que sous d'autres cieux on ne cesse de promouvoir et de renforcer, dans tous les domaines du développement.
On a tout intérêt à modifier le statut du Ceres, en lui octroyant un caractère scientifique confirmé. Mais il n'en demeure pas moins qu'une telle institution ne pourrait percer que dans un climat d'indépendance et d'impartialité vis-à-vis de tout lobby et de toute pression, quelle qu'en soit l'origine et la nature.
 
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