Tunisie/Sihem Ben Sédrine : "Nous avons une liste des criminels acquittés"

Publié le Mardi 05 Avril 2011 à 16:00
Sihem Ben Sédrine. Résistante de longue date, et farouche opposante au régime de Ben Ali, Sihem Ben Sédrine prévient contre la présence forces contre-révolutionnaires, avec une justice et des médias aux ordres, et une police qui continue à sévir. Forte de sa double vocation de journaliste et de militante des droits de l’homme, cette ancienne dissidente continue à se battre sur ces deux fronts : le premier de Radio Kalima qui peine à obtenir une licence FM, et le second du CNLT qu’elle présente comme un observatoire vigilant pour garantir le respect des droits du citoyen. Ses relations avec le gouvernement, dont elle juge la politique de moins en moins claire, ne sont pas toujours au beau fixe. Notre interlocutrice ne mâche pas ses mots : "le ministre de la justice est incompétent, les criminels sont en train d’être libérés, et les juges corrompus de Ben Ali et de Leïla sont en train d’agir en toute liberté". Sa grande consolation : "ces jeunes qui continuent à se mobiliser et qui sont les vrais gardiens de la révolution". Interview.

Vous êtes à l’origine journaliste, comment avez-vous basculé dans le militantisme politique et de défense des droits de l’Homme ?

Je n’ai pas basculé dans la défense des droits de l’Homme. J’étais journaliste et défenseure des droits des humains en même temps, depuis que j’étais étudiante à l’étranger. En 1977, avant même la création de la LTDH, nous avons commencé à militer dans des comités pour les libertés individuelles et politiques des personnes. En 1979, j’ai adhéré à la Ligue, en 1985, j’étais élue au bureau directeur et je suis restée dirigeante de la LTDH, jusqu’à ce que Ben Ali l’ait dissous en 1992. En 1979, Abdejelil Behi a obtenu une licence et a lancé le Phare, et en 1980, j’ai rejoint l’équipe et on a commencé une très belle expérience d’une presse indépendante, à côté de Raï et bien d’autres journaux.

Pensez-vous avoir directement contribué pour que le 14 Janvier soit possible ?
Ce serait arrogant de ma part de dire que j’y ai directement contribué. Mais, la résistance à Ben Ali a commencé bien avant le 14 janvier, avec toutes les forces vives de la Tunisie, les opposants, les dissidents et les défenseurs des droits de l’Homme, qui ont été désignés de traitres. Je fais partie, bien sûr, de cette résistance à Ben Ali, qui a fait à ce qu’une insurrection soit possible, et ce sont des insurrections qui ont balisé le terrain à la révolution du 14 Janvier, dont l’intifadha du bassin minier de Gafsa…
En ce qui concerne Radio kalima, elle était présente dès le 18 décembre 2010 depuis le début des protestations, qui faisaient tâche d’huile tout d’abord à Sidi Bouzid, puis dans d’autres régions à l’instar de Regueb, Meknassi, Kasserine, etc. Kalima été présente dans toutes les villes et nos reporters étaient en première ligne pour couvrir ce qui se passait en temps réel. Bien qu’ils aient été agressés, violentés, l’un d’eux Mebrass Hdhili a été battu à mort. Les fichiers et les vidéos de Kalima ont circulé sur Internet et ont été partagés sur Facebook. Moi-même, on me passait des numéros, et je faisais des interviews, car nos reporters étaient la cible d’attaques et ne pouvaient pas se dévoiler.

Vous étiez à cette date à l’étranger, pourquoi avez-vous décidé de rentrer le 14 Janvier, avez-vous senti que c’était la fin ?
Avant le discours du 13 janvier, j’étais persuadée qu’on était déjà dans l’après Ben Ali. Mais, ce qui m’inquiétait, c’est qu’aucune force politique, aucune opposition n’était en posture de l’hériter. J’avais peur qu’il soit remplacé par une révolution de l’intérieur du palais. Le 13 janvier, nous avons organisé une manifestation devant le siège du gouvernement de Barcelone. Le soir, après le discours de Ben Ali, "je vous ai compris", nous avons constaté que certains étaient prêts à accepter à ce qu’il se rachète. Lorsque je suis intervenue sur al-jazeera, j’ai affirmé que le peuple tunisien a vomi Ben Ali et son régime basé sur le crime organisé et le massacre des Tunisiens, et je lui ai dit Partez, partez, et partez. Le soir, même, nous avons décidé avec mon mari, Omar Mestiri, de rentrer, et on savait qu’on allait être arrêtés, mais on s’est dit tant pis, nos vies ne sont pas plus chères que celles des Tunisiens. Et heureusement pour nous, nous sommes venus et nous n’avons pas été arrêtés parce que ce jour là, ils avaient d’autres chats à fouetter. Le départ de Ben Ali était le plus beau cadeau que je n’ai jamais reçu de ma vie.

Pour revenir à Kalima, ce lundi, vous avez organisé un rassemblement devant le siège du Premier ministère pour réclamer une licence Fm pour votre radio…

Nous avons demandé une réparation de préjudice. La Radio Kalima a été créée en 2008. En janvier 2009, nous avons commencé la diffusion sur satellite. Depuis, nos locaux étaient assiégés et nos journalistes poursuivis. Le 30 janvier 2010, notre siège était la cible d’un raid, on a saisi nos équipements, mis nos locaux sous scellés, intenté des poursuites judiciaires contre nos journalistes…nous avons délocalisé tout ce qui est technique, en affrontant toutes les formes de persécution, agression verbale et physique. Malgré cela, nos journalistes ont continué à travailler, car ce sont de vrais résistants des médias. Ils ont payé très cher de leur intégrité physique leur combat pour la liberté de la presse, et ils ont le droit aujourd’hui d’être reconnus dans leur droit de journaliste, et de diffuser en FM.

Pour quelles raisons, ils vous ont refusé la licence ?
Ils ont trouvé tous les prétextes ; le ministère de la Communication étant dissous, c’est lui qui accordait les licences, et ils ne savent pas quelle administration va le faire. Nos avocats leur ont dit que si le ministère est dissous, ce droit revient d’office au Premier ministère. Nous leur avons envoyé une convention que nous avons nettoyée et réécrite pour qu’elle soit respectable (parce que dans les anciennes conventions, il y a des clauses stipulant notamment l’obligation de diffuser les discours de Ben Ali...). On nous a répondu qu’il y a cent demandes qui attendent, et si on va vous accorder une licence à vous, il faut l’accorder à tout le monde. Notre réponse était que notre radio existe depuis longtemps, et c’est une reconnaissance de notre droit que d’avoir la licence. Nous avons été aujourd’hui reçus par le secrétaire d’Etat Ridha Belhaj, et jeudi, nous serons reçus par le Premier ministre, j’espère qu’il va nous donner une réponse.  

Sihem Ben Sédrine nous recevant hier (lundi) au siège du CNLT.S'agissant du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), quel est son rôle ? Est-ce un contre-pouvoir ou un tremplin pour accéder au pouvoir ?
Ca, c’est une accusation gratuite. Nous considérons le CNLT comme une ONG des droits des humains qui a un rôle de contre-pouvoir naturel. Depuis sa création, le CNLT a joué un rôle d’observatoire vigilant pour garantir le respect des droits du citoyen. Nous avons exercé ce rôle sous Ben Ali, et on l’exerce maintenant, en ouvrant un dialogue avec les autorités publiques, comme le ministère de l’Intérieur et le Premier ministère. Nous leur transportons des dossiers, relatifs à des disparitions ou autres, en rapport avec les ministères de la Justice et de l’Intérieur. Avec le ministère de l’Intérieur, nous avons crée une commission mixte des représentants de la société civile et dudit ministère pour réformer la police ; cet instrument dont le dictateur a tiré sa force. On ne peut prétendre à la démocratie et à un Etat de droit sans une transformation de la police, d’une police outil de la dictature à une police républicaine, au service du citoyen.

Le CNLT est en train de préparer avec d’autres organisations de la société civile, LTDH, syndicat des journalistes, etc. une feuille de route traçant les contours du paysage politique futur. Vous en êtes où en la matière ?
Nous allons adopter cette feuille de route le mercredi ; elle s’articule autour de cinq axes : le processus électoral, la réforme de la justice et la lutte contre l’impunité, la réforme de la police, la réforme des médias et la lutte contre la corruption. Nous avons travaillé essentiellement avec les magistrats, pour jouer notre rôle de société civile, et faire des propositions aux autorités publiques, sans être partie prenante dans le jeu du pouvoir.

Vous réclamez avec insistance une justice indépendante, et la rupture effective avec la police politique et ses pratiques. Vos appels ont-ils été entendus ?
Partiellement. Le secrétaire d’Etat à l’Intérieur et le directeur général de la sûreté nationale acceptent de s’asseoir avec nous à la même table et le dialogue existe entre nous. Nous considérons toutefois que les mesures prises pour dissoudre la police politique ne sont pas achevées, et cette police continue son travail de sape comme elle le faisait sous Ben Ali. La mobilisation de la société civile doit se maintenir pour que cette police soit dissoute, et qu’il y ait une réorganisation de cet appareil pour une police qui soit conforme aux normes de la police républicaine.
Pour ce qui est de la justice, il n y a pas de dialogue avec le ministre que l’on considère comme incompétent. Il est encore entouré de tout le staff de Tekkari, et il n’est pas en train de travailler avec l’association des magistrats tunisiens. En matière de justice, tout reste à faire. Nous devons commencer par la mise en place d’une commission de réforme de la justice au sein du conseil supérieur de la magistrature, et y intégrer des juges intègres capables de couper le cordon ombilical avec le ministère qui doit avoir un rôle strict d’administration sans interférer dans le domaine de la justice. Le ministère n’a jusque-là rien fait. A ce jour, les juges corrompus de Ben Ali et de Leïla sont en train d’agir en toute liberté. On est également en train de libérer des criminels ; nous avons une liste des criminels acquittés, ou ayant écopé de peine de sursis alors qu’ils devaient être en prison, pour avoir agressé des citoyens et utilisé des armes. C’est donc une grande urgence que cette commission soit mise en place, pour mettre en route la réforme de la justice.

Vous pensez que les forces contre-révolutionnaires sont toujours en place ?

Elles sont toujours en place ces forces contre-révolutionnaires, avec une justice aux ordres, des médias aux ordres, une police qui continue à sévir, ce qui risque de nous faire perdre nos droits, à ce moment-là, la constituante sera un échec.

Etes-vous pour le maintien de la date du 24 juillet pour la tenue des élections de l’assemblée constituante ?
C’est important de s’en tenir à cette date. Il faut que toutes les parties s’engagent à la respecter en vue de la tenue d’élections libres et transparentes, conformément à la volonté populaire.

Qu’en est-il de vos rapports avec les différentes commissions, à l’instar de l’instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution et de réforme politique, ou les deux autres commissions sur la lutte contre la corruption, et l’établissement des faits sur les derniers événements ?
Le CNLT est membre de l’instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Pour ce qui est des deux autres, les choses sont autres. On nous a fait la proposition de participer à la commission sur la lutte contre la corruption, nous pensions y faire partie pour intervenir sur les actes d’investigation, mais ils nous ont dit que notre rôle doit se cantonner à réfléchir sur le dispositif futur de lutte contre la corruption, et que nous n’avons pas à mettre le nez dans l’investigation, on nous proposait un rôle d’alibi que nous n’avons pas l’intention de jouer. L’autre commission n’a servi jusqu’à présent qu’à retarder les délais des poursuites contre ceux qui ont tiré pendant la révolution. Après trois mois, les criminels qui ont reçu l’ordre de tirer sur des citoyens n’ont pas été poursuivis. Ce n’est pas normal qu’ils ne soient pas arrêtés, cette commission fait des investigations, mais ça n’aboutit à aucune plainte, ni arrestation.

Comment évaluez-vous la prestation du gouvernement de Caïd Essebsi ?

La politique du gouvernement est de moins en moins claire. On ne comprend pas où va ce gouvernement. De nombreuses mesures annoncées ne sont pas les meilleures. Ce gouvernement donne l’impression d’être, par moment, conservateur. Les débats qui doivent avoir lieu avant la prise de décision, n’ont pas lieu. Le gouvernement affiche une attitude qui néglige la protestation populaire et voit d’un mauvais œil la mobilisation de la rue.

Mais la situation du pays est difficile...

Les protestations font partie de toutes les démocraties. En quoi les jeunes qui sont en sit-in à la Kasbah, et qui mènent des actions pacifiques pour préserver les acquis et l’esprit de la révolution constituent-ils un danger. Alors que les criminels et les corrompus se promènent dans la rue sans être inquiétés, ne représentent-ils pas un danger eux ?  

Etes-vous pessimiste pour le futur ?
Non, je suis optimiste, parce que le jeunes continuent à se mobilier malgré la répression et les tirs du week-end dernier ; je pense que ce sont eux les vrais gardiens de la révolution.

Propos recueillis par H.J.


 

Commentaires 

 
#50 26-26
Ecrit par v     05-12-2011 23:29
Beaucoup cherchent en ce moment à réécrire leurs CV.
Je souhaite amener des précisions concernant celui de M. Omar Ben Mahmoud qui s'est soudainement souvenu qu'il a été membre dans les années 80 du MDS. Je suis surpris de voir que votre article a oublié de donner son CV depuis 1987.
Si Monsieur occupe vraiment encore le poste de secrétaire d'Etat ou de faisant fonction, c'est une honte, c'est une faille dans notre révolution et ne pas réparer cette faute serait une faute incompréhensible.
Ce Monsieur a quitté le MDS depuis fort longtemps bien avant 87 pour travailler dans le secteur des banques, c'est son droit, mais il ne l'a pas seulement quitté à partir de 1987, il en a trahi tous les principes. Il a été l'un des supports les plus pernicieux du régime de Ben Ali, je vous recommande de lire tous les articles qu'il a signés dans votre journal et en première page à la gloire du dictateur et pour attaquer l'opposition.
Il a exercé les plus hautes fonctions, notamment au sein du RCD et au ministère de l'Intérieur comme gouverneur de Tunis, aux pires moments de la répression. Et puis pensez-vous que Ben Ali aurait mis un homme intègre pour gérer le 2626? Ça serait une exception extraordinaire dans son système.
Enfin, sur un plan personnel, M. Ben Mahmoud a bénéficié d'avantages extraordinaires de l'ancien régime comme un terrain à Hammamet près du palais qu'il a revendu à prix d'or, son épouse a eu un commerce florissant et une de ses filles a même été officiellement fiancée à Imed Trabelsi.
Pas de chasse aux sorcières, mais aussi pas de provocation et un peu de décence M. Ben Mahmoud.
 
 
+3 #49 RE: Tunisie/Sihem Ben Sédrine : "Nous avons une liste des criminels acquittés"
Ecrit par mks     20-11-2011 15:41
Me ben sedrine:Il y a des choses plus importants a faire et tres tres URGENTS a faire pour les Tunisiens (+ importants de suivre les corrompus).Notre Economie souffre,notre securité aussi,le chomage augmente de jour en jour et la situation s'empire de + en +,des usines qui ferment,des sittings.... .Et toi et tes semblables détournent les medias sur la corruption qui peut attendre comme si on a que ça.Un PEU de patriotisme StP.
 
 
+2 #48 mrddage
Ecrit par loulou     08-05-2011 23:48
arrêtez de parler aux noms des tunisiens. Le tunisien n'a pas besoins de chaines privée. Il a besoin de la sécurité d'améliorez sa situation sociale financi§re,culturelle et...
Il y aura un gouvernement définitif aprés les éléctions.Laissez vos demandes pour lui. Laissez ce gouvernement provisoir travailler.
tOUS LES PARTIS DISENT QU4ILS ONT UNE LISTE DES FAUTEURS DE TROUBLES ET DES MANIPULATEURS, vous êtes bien placés pour la publier. Qu'est ce que vous attendez. Avancez, portez plainte contre ses gens et qu"on en finisse. Ayez le courage et adissez c'est plus important que de parler on a, on a...c'est un langage dépassé à nos jour. c'espour vous et votre parti ainsi que tous les autres patis tunisien.
Pour votre information, je n'appartiens à aucun parti politique je suis un khobsiste résident depuis 11 ans à l'étranger avec même pas le minimex et je rentre à ma patrie la chér TUNISIE au moins 2 fois par an.
Merci de participer à mettre le pays en sécurité maintenant c"est le plus urgent.
 
 
+1 #47 Vous rêvez Madame
Ecrit par khammous     11-04-2011 14:42
Je pense que Madame BEN SEDRINE CONJUGUE DANS SON INTELLECT UNE REVERIE REVOLUTIONNAIRE oubliant au passage que la réalité, elle, n'a rien de révolutionnaire C'est tout simplement
Du banditisme de grand chemin
De la profanation des mosquées transformées en cellules d'un °°RCD nouveau °°
La fermeture de dizaines et de dizaines
d'entreprises mettant des milliers de familles sur le carreau .
De la dérive médiatique des télés qui n'arrêtent pas d'inviter des personnes n'ayant aucun projet politique ou sociétal en tête sauf la diffamation de gens honnêtes que la justice n'a pas condamnés
De la dictature des comités de locaux de la protection d'une révolution qui, après avoir réussi son premier half, est en passe de tout perdre
De l'appel à l vindicte populaires de responsables n'ayant rien a se reprocher
De la constitution de comités populaires à la lybienne passant outre toutes les règles de la République et pratiquant la peur à l'instar de ZABA le grand maître en la matière
De la réapparition en grand public dans les marchés et les quartiers populaires de barbouzes de ZABA scandant carrément °°VIVE BEN ALI ET VIVE LE RCD°°
NON FRANCHEMENT MADAME VOUS AVEZ INTERET, VOUS ET TOUS CEUX QUI FEIGNENT DE GARDER L'ARDEUR REVOLUTIONNAIRE, A REVISER VOTRE EVALUATION SI VOUS NE VOULEZ PAS UNE SURPRISE DOULOUREUSE EN JUILLET
 
 
+2 #46 RE: Tunisie/Sihem Ben Sédrine : "Nous avons une liste des criminels acquittés"
Ecrit par Tutsi     08-04-2011 19:35
BRAVO !
 
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