Tunisie : "Des hommes d’affaires corrompus n’ont pas été touchés"

Publié le Dimanche 10 Avril 2011 à 16:15
Abdessater Mabkhout, économiste.Abdessatar Mabkhout, économiste, reste mitigé quant aux récentes mesures économiques annoncées par le gouvernement. Il appelle l’Etat à donner l’exemple et à investir lourdement et immédiatement, dans l’infrastructure et les grands travaux, s’il veut résorber le chômage. Ce consultant auprès du cabinet international de conseil financier, PriceWaterHouseCoopers, se dit pour la création d’une caisse de chômage, "c’est mieux que de faire preuve d’hypocrisie et de créer des emplois fictifs, a fortiori que les fonctionnaires sont déjà en surnombre". Il dénonce que des hommes d’affaires corrompus jusqu’au bout n’aient pas été touchés. "En Tunisie, on n’a pas d’hommes d’affaires à risques, mais des affairistes qui sont réfractaires à la transparence fiscale, ne paient pas leurs impôts et profitent de la générosité des banques", déplore-t-il.

Pensez-vous que les mesures économiques annoncées par le gouvernement pour sortir de la crise sont les meilleures ?
Ces mesures méritent qu’on mette en relief certains aspects. Il ne s’agit pas de mesures à moyen ou à long terme, mais d’actions pompiers, du fait que le pays traverse une période exceptionnelle. On a accordé un intérêt aux régions pour apporter des solutions urgentes aux problèmes posés. Je reste toutefois perplexe, ces mesures donnent l’impression qu’on est en train d’extrapoler par rapport à la même logique qui consiste à encourager l’initiative privée en donnant des avantages et d’incitations fiscales. On a déjà eu recours à cette méthode, mais les investisseurs ne se sont pas bousculés dans les régions. Et ce n’est pas maintenant avec l’insécurité et l’instabilité qui demeurent qu’ils vont le faire.
Pendant les révoltes sociales et les événements ayant précédé le 14 Janvier, du temps de l’ancien régime, on a forcé la main aux hommes d’affaires pour investir dans les régions, il y a deux ou trois hommes d’affaires qui ont décidé d’y aller moyennant des avantages fiscaux.
Je reste donc mitigé quant à l’efficacité de cette approche. Peut-être, s’il y a une initiative locale d’incitation des PME (petites et moyennes entreprises), et TPE (Très petites entreprises), originaires des régions, on pourrait les inciter, par l’élan de la révolution, à développer leurs activités dans leurs régions. Par exemple, si je suis originaire de Tala et je dispose d’une unité à Bizerte, je vais essayer d’en créer un noyau dans ma région d’origine.

En tant qu’économiste, comment vous interprétez ces mesures et leurs effets, notamment sur l’emploi dans les régions démunies ?

Ces mesures sont destinées aux zones de l’intérieur. Elles visent à assouplir les critères d’octroi de crédits, à rapprocher les financements des sites en question, et à favoriser des efforts régionaux immédiats et généralisés à travers l’encouragement de l’initiative privée. Maintenant, vont-elles avoir un effet immédiat sur l’emploi, cela reste à prouver. Il faut aussi attendre de voir la réactivité des capitaux. En Tunisie, le capital est frileux. On n’a pas des hommes d’affaires à risques, mais des affairistes, des hommes d’affaires à rente, sous serre qui sont réfractaires à la transparence fiscale, qui ont profité de la générosité des banques, qui n’ont pas respecté la réglementation vis-à-vis de leurs employés. C’est ce qui explique que les employés n’ont pas confiance, et continuent à revendiquer des droits. Personnellement, bien que je sois dans un moule qui me rapproche des gens de la coupole,  je me sens plus proche des gens de la Kasbah 1 et 2.

Vous trouvez les revendications sociales légitimes en ces temps de crise ?
Sur le plan individuel, c’est légitime. Les employés n’ont pas confiance dans l’employeur et le régime politique. On peut reprocher à ces employés le fait de demander cela maintenant. Mais, je peux les comprendre, c’est parce qu’ils ont en face d’eux les mêmes opérateurs qui ne sont pas cleans, et qui ont bénéficié de beaucoup d’avantages fiscaux et de laxisme. Avec un régime mafieux, on ne peut pas avoir des hommes d’affaires cleans. Ce sont ces mêmes acteurs qui ont profité des banques, n’ont pas payé les impôts, qui se plaignent actuellement des revendications sociales et salariales. Alors qu’ il y a des usines qui fonctionnent normalement parce que leurs patrons sont cleans, et leur environnement social sain. La question relève d’une culture sociale et sociétale, c’est un problème d’éthique, un mode de fonctionnement du marché. A l’heure qu’il est, on reste dans le modèle de Ghannouchi and Co, qui est le prolongement de celui de Bourguiba. Le modèle économique d’il y a cinquante ans était celui-ci. Feu Hédi Nouira disait que "ceux qui fraudent le fisc sont en train d’investir". Avec Ben Ali, la mafia a aggravé les choses.
En Tunisie, il existe des dysfonctionnements graves dans le marché, parce que les hommes d’affaires n’en respectent pas les normes et les exigences. On a toujours voulu attirer des investissements directs étrangers, mais pas les vrais IDE. Ceux qui viennent en Tunisie pour investir, ce sont des PME qui cherchent une main d’œuvre moins chère. Pourquoi on n’a pas réussi à attirer les vrais investisseurs, parce qu’il y a un nivellement par le bas du monde des affaires. La méfiance envers le monde politique s’explique dans le contexte actuel ; d’où l’impératif que l’Etat envoie des signaux forts, et met en œuvre des solutions à effets immédiats.

Donnez-nous des exemples de solutions à effet immédiat….

Pendant la crise financière et économique, qu’est-ce qu’à fait l’Angleterre, elle a nationalisé les banques. En Tunisie, on doit prendre des mesures tout aussi exceptionnelles, l’Etat doit donner l’exemple. Il doit investir lourdement et immédiatement, dans l’infrastructure, les grands travaux, les hôpitaux et les grands projets technologiques, s’il veut résorber le chômage. Si l’Etat investit, outre le fait qu’il va pouvoir faire travailler massivement les gens, il va  aider  les PME  sur place d’investir. Mais, l’argent de l’Etat ne doit pas aller aux PME sans contrôle.
Je vous donne un exemple. En 2008, face à l’augmentation du chômage longue durée des diplômés en comptabilité, en droit... dans les régions, nous avons proposé l’idée d’implémenter des centres de gestion intégrés regroupant les juristes, les comptables dont le rôle était d’aider les PME et les TPE à gérer correctement leurs affaires, à tenir une comptabilité, etc. Les entreprises qui y ont recours bénéficient de 50 % au titre de l’impôt. Cela permet à  ces entreprises à être transparentes, à payer l’impôt, et favorise l’emploi. Cette idée existe, mais elle n’a pas été mise en œuvre. En deux mois, on peut implémenter un tissu de centres de gestion intégrée. On peut également prévoir un partenariat public/privé (PPP), permettant à l’Etat de confier aux privés des projets qu’il est incapable de mener. En Tunisie, tout est à réformer et tout à auditer par des experts indépendants et compétents, pour que les projets lancés et les emplois créés soient utiles et pérennes.

Qu’en est-il de la création de 20 mille postes dans la fonction publique. Cette mesure vous parait-elle réalisable et utile ?
J’ai quand même une inquiétude par rapport à cela. Un fait récent m’a interpellé. Le PDG du Groupe Chimique tunisien (GCT) qui n’a pas été épargné par la dégage-attitude est allé donner des cadeaux aux habitants de Gabès, en leur promettant six mille recrutements. Et là, deux questions se posent : s’agit-il d’emplois fictifs ou réels, si c’est des emplois réels, et si le GCT a la capacité de les résorber, pourquoi ça n’a pas été fait avant. Au lieu de créer des emplois fictifs, il vaudrait mieux instituer une prime de chômage.

Cela ne risque-t-il pas de favoriser encore plus la mentalité d’assisté ?
Je suis pour la création d’une caisse de chômage, c’est mieux que faire preuve d’hypocrisie et créer des emplois fictifs. Les fonctionnaires sont déjà en surnombre, et on va en recruter d’autres.
La crise mondiale continue, avec les guerres, la flambée du baril de pétrole, les cours des matières premières qui grimpent…la Tunisie pénètre dans la crise, et ce indépendamment du 14 Janvier. Tout cela mérite des mesures efficaces. Ceci étant, j’ai une confiance totale dans ce que fait Mustapha Kamel Nabli, gouverneur de la Banque Centrale, qui est un homme intègre et compétent.

N’est-il pas en train de suivre la politique de la Banque mondiale et du FMI. Alors que la Tunisie gagnerait à s’en affranchir pour reconquérir son indépendance économique ?
La Tunisie a été jusque-là un pays bizarroïde. Dans les autres pays, on produit pour le marché local, et l’excédent est exporté. En Tunisie, nous avons crée une industrie exportatrice, et n’avons cessé de séduire les IDE, c’est ce qui fait qu’on est affecté par les problèmes mondiaux. Dans le futur, d’ici 2014, les choses vont s’améliorer, on aura restauré notre démocratie, gagné en crédibilité et attiré les vrais IDE. Pour ce faire, il faut qu’on respecte les mécanismes des marchés globaux. Lorsqu’on sera politiquement forts, avec des politiques tirés de la légitimité du peuple ; on saura imposer nos décisions souveraines et indépendantes. Vu sa petite taille, l’économie tunisienne est condamnée à plus d’ouverture, et à s’insérer davantage dans la mondialisation.
S’agissant de la Banque mondiale, ses fonctionnaires font des "bêtises", et je m’excuse du terme, lorsque les pays sont fragiles et dirigés par des incompétents. Je me souviens de la transformation en Tunisie, sous la bénédiction de la banque mondiale et avec un ministre de l’Agriculture catastrophique, des offices des périmètres irrigués en CRDA, on avait supprimé des organes économiquement fiables et transparents en administration sans règles de gestion transparente ; les résultats ont été très mauvais. Comme dans toute autre banque, le souci des fonctionnaires de la Banque mondiale est de sortir l’argent, d’autant plus qu’ils ne sont pas tous compétents.

L’Etat a décidé de confisquer les biens des proches du Président déchu et de son épouse qui lui reviendraient, par conséquent, d’office. Comment réagissez-vous à cette mesure ?
Outre les membres de l'ex-famille royale, Il y a des gens qui ont profité du système, ont commis beaucoup d’abus et qui continuent à être libres. Je sais que  la commission d'établissement des faits sur les affaires de malversation et de corruption a envoyé des documents au gouvernement, mais j'ignore si ces documents ont été exploités, et si toutes les procédures ont été respectées. Il y a des hommes d’affaires corrompus jusqu’au bout et qui n’ont pas été touchés. Des gens qui ont financé la campagne électorale du président déchu, dont l’un a osé publier en été 2010 dans un journal de la place un encart  où il remercie personnellement Mme et M. Ben Ali pour leur soutien inconditionnel à son groupe. Cet homme d’affaires n’a pas été inquiété. On parle de réhabiliter l’autorité de l’Etat, c’est, notamment, en demandant des comptes et en traduisant en justice les auteurs d’abus sous l’ancien régime, qu’on y parviendra.
Propos recueillis par H.J.


 

Commentaires 

 
#29 Les « Big four » assument assument une responsabilité dans le KAO actuel
Ecrit par hafed     11-04-2017 01:03
Les « Big four » assument (et d’autres experts affamés), assument une responsabilité dans le KAO actuel à travers la certification des comptes (surtout dans le secteur bancaire : crédits carbonisés sans aucun suivi et sans garanties) et les entreprises publiques (Tunis air, Carthage cément etc.) la privatisation des entreprises…
 
 
+1 #28 Les corrompus sont encore plus forts
Ecrit par mokh     19-11-2012 13:16
Moi, j'ai écris depuis le 11/04/2011 pour dire que nous sommes prets à aider pour dévoiler les hommes d'affaires corrompus, car c'est très simple en adressant une listes et demander à chacun de répondre à des questions bien précisent concernant la gestion des ses sociétés...as tu payé les taxes, as tu déclaré à la cnss les salariés... et surtout montrez nous les détails de votre chiffre d'affaire et les paiements effectués par les sociétés étrangères au profit de votre société?...

Il ya des hommes d'affaires qui n'ont jamais donné une fiche de paie à un employé et non jamais enregistré leurs chiffres d'affaires dans une comptabilité parce que ils n'ont pas d'administration. comme ils font pour échapper au FISC? d'autres laissent tout le chiffre d'affaire qu'ils réalisent avec l'étranger à l'étranger et font des affaires ailleurs...Notre administration et aussi corrompue... et le gouvernement dort et le peuple souffre.
 
 
+1 #27 Restitution de biens expropriés illicitement
Ecrit par BEN FRAJ     22-04-2012 22:34
Je rédige ce message avec l'espoir de voir un jour récupérer nos biens expropriés illicitement par les hauts responsables du gouvernorat de Bizerte de l'ancien régime déchu.Il s'agit un lot de terrain implanté à la zone industrielle de Ml Jemil:Lotn:49 d'une superficie globale de 5000m2 avec achévement des oeuvres de fondation pour un batiment de 2000m2 couvert.Le cout d'investissement est porté à200000dinars.La décision relative à l'expropriation nous est parvenu que tardivement par le biais d'un agent de la garde nationale.nous avons porté plainte au procureur de la république en 2004,lequel nous a répondu par la negative.Aprés la révolution nous avons déposé des plaintes auprès des hautes instances réclaments nos droits.Avec la bonne volonté des responsables élus par le peuple et l'aide de Dieu le miséricorde les opprimés auront gain de causes.
 
 
+1 #26 et les femmes!!
Ecrit par karim     15-04-2012 16:12
et les femmes corrompues ??? on en parle jamais bizarre...
 
 
+4 #25 La corruption continue
Ecrit par NB     27-10-2011 07:19
Depuis la révolution du 14 janvier 2011, nous avons préféré voir la bande de ZABA et les têtes de la corruption éliminé du système, malheureusement rien n'a été réalisé dans la transparence! Ils étaient des vendeurs de tapis aujourd'hui sont des milliardaires en puissance, est-ce normal?
Nous réclamons des comptes concernant AZIZ MILED et C° et l'élimination totale avec la corruption. Cette personne a fait du mal aux gens et au secteur de l'aviation avec ses proches...
 
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