Tunisie/ Réécriture de l’histoire : Les historiens montent au créneau

Publié le Lundi 10 Avril 2017 à 15:26
Instance Vérité et DignitéL’appel lancé par la présidente de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), Sihem Bensédrine, pour la réécriture de l’histoire du mouvement national, suite à l’audition publique du 24 mars dernier, consacrée aux événements de l’indépendance, notamment au conflit Bourguiba/ Ben Youssef, a suscité une large polémique dans les milieux médiatique, politique, et universitaire.

Dans une longue déclaration parue ce lundi sur le journal le Maghreb, une soixantaine d’historiens tunisiens se sont montrés critiques envers cet appel, qui traduit, à leurs yeux, une méconnaissance de travaux déjà menés par l’université tunisienne, et des spécificités de leur métier.

Les historiens tunisiens ont préféré, dans leur majorité, ne pas adhérer à la large polémique suscitée par ladite proposition, ont évité d’entrer dans des débats byzantins, et ont choisi de laisser du temps au temps, au nom d’une règle connue régissant leur travail, "celle de prendre une distance, ne serait-ce que relative, par rapport aux objets et aux vivants". Maintenant, que la controverse commence à diminuer d’intensité, il nous importe, nous, historiens de l’université tunisienne, de présenter un éclairage sur cette question, soulignent-ils en substance.

Les historiens considèrent que  l’instance Vérité et Dignité, en collectant des témoignages des victimes de l’autoritarisme et du despotisme, n’a pas ouvert des portes fermées. La collecte des témoignages oraux, et le travail là-dessus ont démarré en Tunisie depuis 25 ans. L’unité de l’histoire orale à l’Institut supérieur de l’histoire du mouvement national (Institut supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine), et la fondation Temimi, ont joué un rôle pionnier en la matière, indiquent-ils.

"Les victimes de l’arbitraire politique, de la répression et des procès iniques, parmi les opposants, et les syndicalistes ont pu livrer leurs témoignages en toute liberté, sans orientation, ou tentatives d’instrumentalisation. Leurs témoignages ont été souvent recueillis conformément aux standards communément admis, sous la supervision de professeurs, et de chercheurs connus pour leur compétence et impartialité".

Les historiens s’interrogent sur les critères suivis par l’IVD en matière de sélection des victimes, de collecte des témoignages, estimant que "les intervenants lors de la dernière audition publique ont été triés d’une manière étudiée, et leurs témoignages ont été orientés, afin qu’ils tiennent des propos bien déterminés, dans le cadre de règlements de compte politiciens, et partant, l’on peut dire, que ces témoignages n’étaient pas à l’abri de l’instrumentalisation politique".

Les historiens disent leur compassion avec tous ceux qui se considèrent comme victimes du despotisme, ayant livré leurs témoignages lors de la dernière audition publique. "Nous n’avons aucun doute sur leur bonne foi, la sincérité de leurs sentiments, et les tragédies et douleurs qu’ils ont éprouvées", soulignent-ils, considérant leurs propos comme étant non historiques. Ce sont des témoignages sur des expériences cruelles, des moments difficiles et des faits douloureux, lesquels doivent faire l’objet de vérification", ont-ils suggéré, qualifiant de "sélective, synthétique et justificative" la production de la mémoire.

Les historiens tunisiens ont travaillé, avec calme et responsabilité, sur  l’ensemble des ces affaires, s’en tenant à un engagement moral, et débouchant sur une connaissance précise sur des faits, qu’il est nécessaire de connaitre et de transférer aux futures générations, afin que les expériences précédentes aient un sens, dont la production aura obéi au plus haut degré de circonspection et de vigilance, relèvent-ils.  

L’histoire devra être écrite par les historiens, mais ne peut être rédigée à la demande, conviennent-ils. "L’historien qui respecte sa profession, dont le seul souci est la connaissance, ne peut accepter une quelconque tutelle sur ses convictions."

Les signataires excluent que des ordres aient été émis pendant les soixante dernières années, pour écrire ou enseigner l’histoire à l’université tunisienne, dans une telle direction ou telle autre, en axant sur une telle ou telle personnalité, ou sur une telle ou telle période.

Ils considèrent celui qui appelle à la réécriture de l’histoire, allusion à Sihem Bensédrine, comme n’étant pas au fait de la production de la connaissance historique de l’université tunisienne, ainsi que des spécificités du métier de l’historien et de ses règles. Selon leurs dires, une telle connaissance est une écriture interprétative continue des faits des hommes, et un effort constant de sonder les consciences des morts en comptant sur les documents et les témoins (…), "l’histoire est pour ainsi dire une écriture interminable".

Etant entendu que les historiens tunisiens sont habités par l’obsession de la reddition des comptes et de la rectification, ils ne font que réécrire l’histoire à la lumière des résultats des fouilles, des découvertes de sources, ou par le biais de nouveaux instruments et méthodologies, dégagés par les ateliers de recherches historiques, ajoutent-ils. 

Les historiens qualifient d’immense et éreintante responsabilité, le fait d’écrire l’histoire et de révéler la vérité, c’est ce qui les pousse à transcender les querelles inutiles, qui ne font qu’approfondir l’enlisement du  processus de justice transitionnelle tel qu’il est géré aujourd’hui.

Les historiens sont tenus d’assumer leur responsabilité citoyenne, et de contribuer à consacrer un modèle sociétal fondé sur la liberté, la justice et l’égalité, concluent-ils.

Gnet