Biens confisqués : La commission dénonce une pression de l'exécutif

Publié le Jeudi 14 Avril 2016 à 17:15
Vue de la conférence
La conseillère de l’Instance de lutte contre la corruption, Najet Becha, a déclaré ce matin, qu’il existait en 2011, un certain conflit entre l’Instance et la Justice qui craignait perdre son rôle au profit de l’Instance. « Mais notre rôle est d’investiguer autour des opérations de malversation, et non pas de statuer.

Et en cas de malversation avérée, le dossier est remis à la justice. Les rôles de l’un et de l’autre sont très distincts »,  a-t-elle expliqué. C’est dans le cadre d’une conférence organisée ce matin, par l’association  Iwatch sur l’état des lieux de la justice en Tunisie, qu'est ntervenue Leila Abid, juge chargée du dossier des biens confisqués, qui n’a pas mâché ses mots : 

«Je n’ai pas confiance en l’indépendance de la Justice », a-t-elle dit. Un constat effarant à un moment crucial pour le pays, et qui a plus que jamais besoin d’une justice indépendante et impartiale. 

Le dossier des biens confisqués, qui s’est imposé comme un droit après la révolution, est devenu compliqué et traité de manière étriquée notamment par les médias. Un sujet sur lequel plane de grandes interrogations, et très peu de données. 
 
La juge Leila Abid a expliqué sans lésiner sur les détails, les raisons du retard que connaissent certaines affaires de biens confisqués. 
 
«L’intervention de la justice dans ce dossier est très importante, car cela a permis de réaliser plusieurs avancées. C’est le tribunal qui a convoqué la Cour des comptes pour examiner les dossiers des biens confisqués. Le tribunal a poussé vers plus de transparence, a facilité la cession de certains biens, protège contre toute tentative de corruption, et supervise les ventes de bateaux, de véhicules, mène aussi des expertises. A titre d’exemple, une société a été  évaluée à 7 millions de dinars par les experts des Domaines de l’Etat, et le tribunal l’a évaluée à 35 millions de dinars », a-t-elle confié. 
 
Leila Abid a dit croire au rôle positif de la justice, malgré toutes ses faiblesses.  
 
« Mais certains n’évoquent que le côté négatif de la justice, pour la simple raison qu’ils sont porteurs d’une alternative, qui institutionnalise la corruption », a-t-elle dit. 

L’Instance de lutte contre la corruption censée contrôler les institutions de l’Etat, est selon la Juge illégitime puisqu’elle se permet de transcender la justice, détient le droit de saisir des biens, sans décision de justice, et d’empiéter sur les prérogatives de l’Instance Vérité et Dignité concernant les dossiers d’exactions, et de geler les fonds.
 
« Et le ministre des domaines de l’Etat se charge du reste. Il nomme les experts, cède les biens, occupe la place d’une commission qui réunit 3 ministres, qui est la commission de confiscation de biens mal acquis. Moi-même j’y étais et je sais que certains au sein de cette commission travaillaient sérieusement. Le projet pour remplacer la commission est de lever les poursuites judiciaires contre les politiciens et les hommes d’affaires. C’est l’objectif de cette alternative, présentée sous la forme d’une réconciliation, qui institutionnalise l’impunité », a-t-elle dit. 
 
Leila Abid dénonce ainsi le projet de loi portant sur la réconciliation économique « qui mettrait à l’abri tous les corrompus de l’ancien régime. C'est-à-dire que si la personne jouit de la réconciliation, il ne sera plus possible de la poursuivre en justice même pas pour un délit financier. Mais aussi le ministre peut intervenir pour restituer un bien à la personne en question si celle-ci s’avère n’en posséder qu’un seul, surtout quand il s’agit d’une maison », a-t-elle continué. 
 
Elle pointe du doigt l’absence d’une vision complète et d’un programme de lutte contre la corruption, et de s’interroger « Est-il normal de proposer un tel projet dans les circonstances actuelles, alors que le pays passe par une situation précaire ? C’est ouvrir un marché de réconciliation et donner le droit au ministre de statuer à tous les niveaux. La Tunisie deviendra une plateforme de blanchiment d’argent », a-t-elle dit.
 
Et d’ajouter : « Concernant les biens confisqués, je me suis retrouvée à affronter la machine de l’Etat. Et on a commencé à douter de notre légitimité, et certains se plaignent de la composition de la commission, du choix des personnes objet de confiscation, et d’autres prétendent avoir gagné l’argent de manière légale…Mais aussi le gouvernement a commencé à douter du travail de la justice, de ses décisions…», a-t-elle expliqué.
 
Leila Abid a déclaré que le doute qui commence à planer sur le travail de la commission, notamment chez l’opinion publique est du, au retard de l’application des jugements et de l’interventionnisme de plusieurs parties. 
 
« Il existe une controverse  autour des palais présidentiels, et de ce qu’ils vont devenir. J’ai connu 3 ministres de la Justice et 2 ministres de la Culture (depuis la révolution). L’un veut en faire un musée, l’autre un parking, un troisième veut vendre. Ce n’est pas seulement une absence de vision, c’est de la cécité ! », s’est-elle exclamée. 
 
Leila Abid n’a pas tari d’exemples de dessous des dossiers de biens confisqués. Elle a évoqué certains associés de la famille de l’ancien président, qui disent avoir été contraints à s’associer, « et qui sont venus aujourd’hui demander de racheter les sociétés confisquées », a-t-elle dit, en pointant du doigt « des opérations de blanchiment d’argent ».  
 
La juge a également dénoncé les attaques dont sont victimes les juges qui s’occupent desdits dossiers. « On me demande aujourd’hui pourquoi je m’en occupe. Oui on en est arrivé là. Ils veulent un berger pour garder les dossiers, et non pas quelqu’un qui fasse appliquer la loi sur la confiscation.  Le président de la République se met en travers de l’application des jugements. Récemment deux chefs de poste de police ont pris un congé de maladie de 10 jours chacun, au même moment », a-t-elle dit en allusion à des refus de confiscation de biens. 
 
« C’est sans compter les allusions faites par certains avocats, insinuant qu’un tel dossier était du ressort du chef de l’Etat. Dans mon bureau on vient me dire cela. Le chef de l’Etat est sorti infirmer mes déclarations, mais alors pourquoi le jugement n’a toujours pas été appliqué ? », a-t-elle souligné, à propos d’un dossier en particulier dont le jugement n’a pas été appliqué.
  
«  Et à ceux qui pensent que j’ai choisi certaines personnes et des biens à confisquer plutôt que d’autres,  je réponds qu’il s’agit de se conformer aux exigences du budget de l’Etat qui avait besoin des revenus des biens fonciers confisqués pour financer les dépenses », a-t-elle dit, en expliquant que le choix des dossiers a été fait par une commission selon les priorités.  

Chiraz Kefi