Tunisie : "Le ministère de la Justice propose des deals aux juges"

Publié le Jeudi 26 Septembre 2013 à 17:08
Vue de la conférence de presse. «Nous avons reçu de sérieuses plaintes concernant des pressions effectuées sur des juges. Une juge du tribunal de Nabeul a été pressée de quitter son poste pour qu’un juge proche de l’actuel ministre de la Justice y soit nommé. L’intermédiaire envoyé par le ministre lui a proposé la présidence de la chambre criminelle, chose que la juge a refusé », a déclaré ce matin Ahmed Rahmouni, président de l’Observatoire tunisien de l’Indépendance de la Magistrature, lors d’une conférence de presse, pendant laquelle il a commenté le mouvement des magistrats et a rappelé les recommandations de la conférence sur le rôle de la magistrature dans la lutte contre le terrorisme.

Le 13 septembre 2013, l’Instance provisoire judiciaire a décidé d’un mouvement au sein des magistrats, ce qui a valu la permutation ou la promotion de juges et d’auxiliaires de justice. Une opération qui a touché 781 juges et 150 auxiliaires, d’après Rahmouni.

«Il faut rappeler que cette Instance élue, est une première du genre en Tunisie puisque les mouvements des juges se faisaient, à l'ère de l’ancien régime, sous ordre du ministère de la Justice ou du Conseil supérieur de la magistrature. Mais cette Instance provisoire subit des pressions, économiques, psychologiques, et extérieures…elle exerce jusqu’à maintenant dans des locaux qui ne sont pas les leurs…par ailleurs, la commission, composée de 20 personnes, réunit 5 des « grands juges » qui sont nommés par le pouvoir, alors que 10 sont élus par les juges, et de 5 universitaires en droit…Les "grands" juges, surtout ceux rattachés au ministère, imposent toujours leur choix et propositions, quant il s’agit de fonctions judiciaires, ce qui représente une pression pour les juges élus », a déclaré Ahmed Rahmouni, ajoutant que les pressions extérieures sont issues du ministère de la justice qui, selon lui, «propose des deals aux actuels juges ».

Rahmouni a déclaré que cette instance provisoire, longtemps revendiquée par les juges, sera toujours sous le contrôle de tous ceux qui ont appelé à sa création, «pour qu’elle n’ait pas toute la liberté de décider de l’avenir de la magistrature», a-t-il dit.

Rahmouni accuse l’Instance provisoire judiciaire de n’avoir pas respecté certaines procédures, comme elle n’a pas pris en compte la liste des postes vacants : «l’Instance n’a annoncé les critères et les conditions, selon lesquels devait avoir le mouvement, qu’une semaine après qu’il n’ait eu lieu. Les critères doivent être annoncés à l’avance pour qu’ils soient discutés et que les travaux de l’instance soient contrôlés », a-t-il dit, avant d’ajouter que le mouvement était devenu essentiellement un mouvement de promotion, « comme cela  a été le cas du temps de Noureddine Bhiri…Des promotions collectives, qui ont provoqué un déséquilibre dans les rangs des magistrats, et la création de postes en dehors de tout cadre juridique…certains juges sont nommés sans qu’ils ne sachent quelle fonction ils doivent occuper», a déploré Rahmouni.

Un sentiment d’injustice a été constaté chez certains juges qui n’ont pas été pris en considération dans ce mouvement «précipité», a declaré Rahmouni, regrettant un manque de réflexion et de stratégie claire.

«L’Instance a même ignoré le principe d’alternance de responsabilité…ce qu’a fait Bhiri, durant  son mandat, décidera de l’avenir du secteur judiciaire pendant plusieurs années encore …Une partie des bureaux d’instruction qui existaient du temps de Ben Ali a été préservée… Seulement deux changements ont été effectués à la tête des cinq chambres criminelles du pays...Les trois autres sont les mêmes qui étaient là durant l’ancien régime. Aucun des vice-présidents n’a été changé », a-t-il précisé.

Concernant le rôle de la justice dans la lutte contre le terrorisme, Rahmouni a indiqué qu’un nombre de recommandations a été retenu lors de la conférence du 21 septembre. Parmi elles, fournir les garanties juridiques en soutenant l’indépendance de la justice, conformément aux standards internationaux, et en séparant le parquet du pouvoir exécutif représenté par le ministre de la Justice. Pour ce faire, il faut annuler certaines lois et en amender d’autres. Annuler la loi numéro 75 de l’année 2003 soutenant les efforts internationaux dans la lutte contre le terrorisme et interdisant du blanchiment d’argent, «à cause de son aspect exceptionnel et pour défaut de garanties d’un jugement équitable ».

Les conférenciers recommandent également, la promulgation d’une loi incriminant les actes terroristes, en définissant avec précision la nature de ces actes et en délimitant les mesures répressives, tout en garantissant le respect de l’intégrité physique, et la présomption d’innocence à l’accusé. Par ailleurs, les juges dénoncent les pressions subies lors de la médiatisation des affaires de terrorisme, ce qui pourrait toucher à l’indépendance de la justice, et appellent à ce qu’aucune affaire ne doit être médiatisée comme étant de «terrorisme» avant que la justice n’ait rendu son verdict. On préconise aussi la poursuite judiciaire de toute personne incitant aux actes terroristes au moyen des réseaux sociaux.
Chiraz Kefi