Tunisie : La mission des médias, selon les journalistes du Monde

Publié le Vendredi 04 Mai 2012 à 09:45
Alors que les médias tunisiens viennent à peine de s'emparer de leur rôle, après en être longtemps dépossédés, les médias français se prévalent d'une longue expérience, sur la voie de l'exercice libre et démocratique. Pour renvoyer les journalistes tunisiens à leurs propres insuffisances, on les a souvent critiqués à l'aune du professionnalisme de leurs consœurs et confrères hexagonaux. Après le 14 janvier, les critiques envers les journalistes tunisiens se sont exacerbées, même si le paysage médiatique a connu une ouverture indéniable. L'exigence de réformer les médias revient tel un leitmotiv. Mais au-delà de la nécessaire réforme du secteur, les journalistes tunisiens, pris individuellement ou collectivement, sont-ils conscients de leur mission, ou ont-ils tendance à la confusion ?  Pour enrichir ce débat qui ne se dément pas, Gnet a demandé a  Florence Beaugé, Florence Aubenas, Sylvia Zappi et Eric Coller , tous journalistes au Monde, de définir le rôle de la presse et de commenter la situation de la presse tunisienne postrévolutionnaire.


Florence Beaugé
"C'est inévitable qu'il y ait une phase de tâtonnements en Tunisie"


Florence Beaugé est connue des Tunisiens. Son refoulement en 2009 de la Tunisie lui a valu une virulente campagne de dénigrement de la presse locale de l'époque. Elle est actuellement, journaliste au service Economie/International au Monde.


Rôle des médias
. Les médias ont un rôle de contre-pouvoir. Leur mission, c'est de faire le relais entre les événements, d'être une sorte de passeur d'information auprès du public. On n'a pas une mission dans le sens de juge d'instruction ou de policier. On a un devoir plus qu'une mission, qui consiste à être le plus honnête possible, tout en sachant qu'on n'est jamais complètement objectifs. Il n'y a pas vraiment d'objectivité totale du journaliste, mais de l'honnêteté.

Il y a toujours une part de subjectivité, ne serait-ce que dans le choix des informations qu'on relève.  Tel journaliste sera porté sur la question des droits de l'homme ; une information que son confrère néglige. Le tri lui-même des informations n'est jamais neutre et c'est tant mieux. Mais, c'est essentiel de rester le plus honnête possible, malgré cette subjectivité inévitable qu'il faut réussir à penser contre soi-même. Il faut oublier ses aprioris pour se faire le relais d'une information qui peut même nous déplaire.

Rapports entre politiques et médias
. J'ai beaucoup côtoyé les hommes politiques, dans la mesure où j'ai accompagné pendant ces dix dernières années les Présidents Sarkozy et Chirac dans leurs déplacements au Maghreb. J'ai accompagné des ministres des Affaires étrangères, mais aussi d'autres ministres. Les rapports ne sont pas faciles, c'est toujours un exercice qui doit rester professionnel, qui implique d'avoir un bon contact avec l'interlocuteur pour avoir des informations.
La question de la confiance est primordiale, respecter le Off. Si on vous donne une information en Off, il faut être capable de la garder, et ne pas faire la politique de la terre brûlée, et céder à la tentation du scoop. A moins que ça soit, après avoir su peser les choses, un devoir journalistique. Il faut établir avec nos interlocuteurs politiques ou simples citoyens, des relations de confiance sur le long terme, pour que notre interlocuteur sache qu'on ne va pas le piéger, et qu'il peut se laisser aller.

A propos de la Tunisie. Je pense que dans un pays neuf, la Tunisie est neuve du côté des journalistes, et du côté politique, c'est inévitable qu'il y ait cette phase de tâtonnements et d'incompréhension réciproque. Ça va se normaliser, il y aura une phase difficile où chacun va faire l'apprentissage de son métier. Les politiques même en France ont tendance à estimer qu'on est là pour relayer leurs points de vue, « leur bonne parole ». C'est à nous les journalistes de toujours creuser qu'est-ce qu'il y a derrière cette « bonne parole ». En Tunisie, personne n'est habitué à cela, il y a un curseur à mettre à la bonne place, chacun le cherche.
Les journalistes ne peuvent pas admettre une autre attitude (NDLR : critique à leur égard) de la part des politiques. En revanche, les journalistes se doivent d'avoir une attitude professionnelle, si possible exemplaire. Leur responsabilité est encore plus lourde, parce que pour eux se pose vraiment la question de l'éthique journalistique, c'est à dire le fait de creuser l'information, la recouper, la vérifier encore et toujours et la restituer de la façon la plus honnête possible, ça demande un travail fou. Il faut savoir qu'il n'y a pas de bon journalisme, sans un travail considérable. Cela demande du temps et des moyens et nos patrons de presse ne doivent pas l'oublier.

Florence Aubenas
"Si tout le monde dit que c'est formidable, cela s'appelle du Ben Ali
"

Otage pendant six mois en Irak, Florence Aubenas était journaliste à Libération, au Nouvel Observateur, elle vient d'atterrir au Monde, en tant que grand reporter.

Rôle des médias. Les médias sont un contre-pouvoir. Le rôle fondamental du journaliste est de chercher l'information, la donner, et témoigner de ce qu'il voit. Son rôle fondamental  n'est pas le commentaire, on peut le faire aussi, mais c'est l'information.
Dans la presse, c'est assez paradoxal, l'objectivité repose sur la subjectivité. Un journaliste, c'est comme un médecin, il a une carte professionnelle qui repose sur la déontologie, qu'est ce qu'on doit  faire, est-ce qu'on doit dévoiler son identité, est-ce qu'on doit révéler un dossier sous instruction. Il y a des choses qu'on doit faire, on a du mal à obéir à la loi. C'est une désobéissance professionnelle nécessaire. Cela repose sur le jugement de chacun, c'est à géométrie variable. Dans notre métier, on est amené à dépasser les lignes rouges, mais par conscience professionnelle, pas pour nuire à quelqu'un.  

Rapports entre politique et journalistes. Chacun dans son rôle, il ne faut pas s'emmêler les pinceaux sur les relations entre les deux parties. Moins on se fréquente, mieux on se porte. Il faut garder un petit moins de confidence, et un peu plus de confiance.

Situation en Tunisie. Je connaissais la situation avec Ben Ali à l'époque, c'était une caricature.  Maintenant, à partir du moment où on se critique mutuellement (NDLR : journalistes et politiques), c'est un pas vers quelque chose de mieux. Les frontières sont en train de se dessiner. Les politiques, c'est dans leur rôle « de faire la gueule », c'est normal, c'est un classique. Si on arrête de se disputer, si tout le monde dit que c'est formidable, cela s'appelle du Ben Ali. Il ne faut pas s'arrêter en si bon chemin, il faut se disputer sur les choses graves et sérieuses.

Sylvia Zappi, journaliste au service politique
"Par réflexe, je prends la défense de la presse tunisienne"


Le rôle des médias
, c'est d'informer, de raconter dans les différents domaines ce qui se dit, ce qui se passe, d'essayer d'expliquer pour que les gens comprennent le monde qui les entourent.
Dans notre pays, c'est facile, on est pas mis en danger. Il faut parfois se battre, se garder des pressions économiques, politiques. On a tout l'espace pour le faire. C'est à nous de rester mobilisés sur les thématiques d'indépendance.

Rapports entre politiques et médias
-  Il y a trois registres :
1/ connivences , les connivences peuvent être voyantes avec des sources, certains responsables politiques ; un travers qui peut exister dans le journalisme
2/défiance absolue
3/c'est d'en faire un domaine d'enquête, de reportage, et d'écriture

Le Monde a été toujours un journal de centre gauche, quelque soit la sensibilité des directeurs qui se sont succédés. Il y a le plus souvent une distance gardée, notamment dans la manière de couvrir la campagne. Mais la distance, ça concerne chacun d'entre nous, c'est facile de s'abriter sous le nom du Monde.  

Situation en Tunisie
- j'ai toujours tendance à prendre partie en faveur de la presse, lorsque elle est accusée de collusion avec la rébellion,  avec l'opposition. C'est une constante, un classique chez le pouvoir politique, surtout quand il a tendance à remettre en cause les règles démocratiques, il accuse les journalistes de ne pas être professionnels, d'être à la solde de l'opposition. Par réflexe, je prends la défense de la presse tunisienne.

Eric Collier, chef de service des grands reporters
"Les journalistes doivent se battre pour rester indépendants"


Le rôle des médias
est de raconter, d'essayer d'expliquer, de percevoir de nouvelles tendances et de commenter à l'occasion. S'opposer, si on parle d'un site ou d'un journal qui se veut d'opinion. Je ne suis pas pour une presse neutre, l'objectivité n'existe pas.

Les règles à respecter. L'honnêteté, la lucidité, le professionnalisme avant tout, il faut que l'on soit clair avec ce que l'on écrit, ne pas prendre ses désirs pour des réalités. L'important pour le journaliste est de garder la distance avec les événements et les hommes politiques.
C'est très dur, c'est tentant et grisant d'être proche de quelqu'un qui est célèbre. Les connivences sont parfois nécessaires, il faut pouvoir parler, tout en gardant la liberté de critiquer. C'est un jeu dangereux. Je ne suis pas contre la proximité des sources, mais cette proximité ne doit pas empêcher de les critiquer même sévèrement. Le journaliste doit garder toute sa liberté, à l'occasion de saluer et en d'autres occasions critiquer. Mais il doit tout d'abord raconter, et laisser le lecteur faire son propre jugement.

Le Monde a effectivement la réputation d'être un journal de centre gauche. Il l'a payé en 81, après l'élection de Mitterrand, lorsqu'il a perdu la liberté de critiquer. Ses lecteurs ont trouvé qu'il était très proche et avait beaucoup d'empathie avec le pouvoir. il a perdu son sens critique, et a perdu des lecteurs de droite qui aiment ce journal, ainsi que des lecteurs de gauche qui veulent que le journal gardent un certain sens critique. Les lecteurs n'aiment pas des pages plates ou qui cirent les pompes.

Situation en Tunisie - C'est difficile de juger la Tunisie, je ne suis pas allé ni sous Ben Ali, ni après. Je ne connais pas la presse tunisienne. J'entends la critique de manque de professionnalisme en un an, on peut pas avoir de presse et puis il y a les événements, l'enthousiasme...cette distance essentielle n'est pas présente de part et d'autre.
Il faut que les hommes politiques apprennent à composer avec une presse moins disposée à leur égard. Les journalistes doivent se battre pour rester indépendants et contre toute tentative de mettre la main sur les médias, si elle existe. Ils doivent accepter d'être critiqués, car, il ne sont pas au dessus de la critique.

Propos recueillis par H.J.



 

Commentaires 

 
#1 mercenaire de la plume
Ecrit par toto le solo     05-05-2012 13:58
dans le tiers monde il n’y a pas de journalistes il n'y a que des mercenaires de la plume .avec le dictateur le plumitif ne peut survivre qu'en cirant les pompes du maître et dans les soit disant nouvelles démocraties comme actuellement la Tunisie le folliculaire de gazette habitué à l'argent facile ne va pas seulement booster l’opposition il va se prendre pour la prétendue opposition.
 
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