Tunisie, "Béji Caïd Essebsi nous a laissé un Etat grippé" (économiste)

Publié le Mardi 27 Décembre 2011 à 16:00
Abdessatar Mabkhout.Béji Caïd Essebsi a laissé au nouveau gouvernement "un Etat grippé qui ne fonctionne pas, avec plus de corrompus et des malfaiteurs qui courent toujours", dit Abdessatar Mabkhout. Tout en admettant que l’heure est grave, cet économiste et consultant auprès du cabinet international de conseil financier, PriceWaterHouseCoopers pense que ce sont les nostalgiques de Ben Ali qui versent dans le catastrophisme. Entretien.

Plusieurs économistes disent que la situation économique est catastrophique et que nous avons atteint le point de non-retour. Partagez-vous cette vision pessimiste ?
J’ai une petite nuance. Le moment est certes grave, mais nous avons perdu beaucoup de temps en 2011 dans la mesure où nous avons enregistré le stand by pour des conditions particulières. Si Béji Caïd Essebsi n’est pas économiste, et n’était pas un Premier ministre qui pouvait apporter des solutions économiques. Ceux qui disent que la situation économique est catastrophique, c’est au regard de la situation qui prévalait avant en Tunisie où le taux de croissance était supposé être de 5 %, alors qu’en Europe, où il n’y a pas eu révolution, la croissance est souvent de 2 %, et même moins. Il faut dire qu’il y a  beaucoup de nostalgiques de l’époque de Ben Ali dans l’administration, la politique, les entreprises, etc. ce sont des gens qui ont profité de 2011, où un certain laisser-aller a prévalu, sous prétexte de la préservation de la stabilité, en perspective de la tenue des élections.

Etes-vous favorable à la trêve de six mois, demandée par le Président de la République ?
Tout à fait, du moment où il s’agit d’un gouvernement légitime, je peux lui accorder même une trêve d’une année. Même si je n’étais pas pro-Marzouki, j’ai bien aimé son discours devant les patrons. C’était un discours équilibré. Ses propos ont vexé les patrons, car ils étaient habitués à recevoir sans rien donner. Ces hommes d’affaires qui ne payent pas leurs impôts, qui n’appliquent pas la loi fiscale, demandent à appliquer la loi aux autres. Moi, je suis pour qu’on applique la loi aux sit-inneurs, mais aussi aux fraudeurs corrompus et aux hommes d’affaires délinquants. Ce qui se passe actuellement est grave, des hommes d’affaires qui ont travaillé avec les Trabelsi sont en train d’acheter des journaux. Moi, je dirai que nous avons hérité de Béji Caïd Essebsi, même si tout le monde le remercie aujourd’hui, un pays dans lequel la loi n’est pas respectée. Les corrompus ont augmenté et les malfaiteurs courent toujours. Sous Ben Ali, il y avait 3 à 4 grands réseaux qui dominaient le marché parallèle, aujourd’hui, tout le monde en fait dans l’impunité. Le gouvernement de Béji Caïd Essebsi à laissé faire. Idem pour la multiplication des sit-in. Les grévistes ont testé le système, ils ont trouvé qu’il y avait un vide sécuritaire, ils en ont profité. L’Etat n’a pas fonctionné normalement sous le gouvernement sortant, qui a laissé au nouveau gouvernement un Etat grippé qui ne fonctionne pas.

Qu’est-ce que doit faire le gouvernement actuel pour dégripper la machine et relancer l’économie ?

Je pense qu’on a touché le pire avec la situation actuelle. Il faut rétablir la confiance. Le ministre de l’Intérieur doit dire que la récréation est finie et appliquer la loi avec fermeté et citoyenneté. Je suis pour que la police utilise la force pour chasser les grévistes. Les hommes d’affaires doivent appliquer la loi. L’Etat doit demander aux entreprises de faire un auto-audit fiscal, et une auto-évaluation du risque fiscal. L’Etat doit exiger cela aux 500 entreprises et groupes les plus importants, le ministère des finances leur proposera un plan de règlement de leur dettes fiscales sur une période pouvant aller jusqu’à cinq ans selon le business plan de chaque entreprise, moyennant une annulation des intérêts et autres pénalités de retard. Il ne faut pas recourir à une amnistie fiscale, car c’est une injustice. Il faut forcer ces entreprises à s’auto-auditer, si elles ne le font pas, on leur envoie un audit fiscal gouvernemental pour permettre le remboursement de la dette fiscale. En contrepartie, l’Etat abandonne d’office les intérêts, les pénalités de retard et les sanctions pénales. A partir de janvier 2012, jusqu'à fin mars, l’entreprise doit s’engager à appliquer la loi sociale et fiscale. Ainsi, on transformera les entreprises, d’entreprises voyous en entreprises citoyennes. En l'état actuel, ces entreprises n’ont pas de comptabilité réelle, n’ont pas de comptabilité analytique, ni de tableau de bord, elles travaillent dans le flou.

A combien estimez- vous la proportion des entreprises qui travaillent dans le flou ?
Elles représentent 50 % au minimum dont 20 à 30 % sont de vrais délinquants. Pour les autres, il s’agit de gens qui sont mal conseillés. Car, il y a deux types de comptables, ceux qui optent pour les magouilles et les moyens détournés, et ceux qui appliquent les règles transparentes de comptabilité, permettant ainsi à l’entreprise d’améliorer ses performances. Il y a aussi les PME et les TPE qui sont des entreprises sous le régime forfaitaire, et dont les recettes fiscales sont insignifiantes. On peut créer des centres comptables, appelés centres de gestion citoyens. Les PME qui sous-traitent leur comptabilité à ces centres, bénéficient de 50 % de réduction sur leurs impôts. Ainsi, on aura des entreprises transparentes, et l’Etat gagne en créant des emplois.

Mais, aujourd’hui, l’Etat n’a pas d’argent, les caisses sont vides. Comment peut-il financer ces actions ?
Les caisses sont vides parce qu’il n’y a pas de croissance. Si la confiance est rétablie, si la loi est respectée, si on arrête les abus de corruption, et que personne ne soit protégée ni ministre, ni homme d’affaires, les investissements vont venir. Sans un Etat juste, qui applique la loi, qui respecte les fondamentaux de la transparence et de la bonne gouvernance, notre économie risque de s’enliser davantage. On reproche à ce gouvernement ses relations avec les pays du Golfe, je ne suis pas certain que si l’opposition avait pris le pouvoir, elle aurait fermé ses portes aux bailleurs de fonds du Golfe. Je ne suis pas contre que le nouveau ministre des Affaires étrangères utilise ses relations pour faire venir des fonds d'investissements du Golfe en Tunisie.

Et les banques ne doivent-elles pas jouer un rôle en matière de financement de l’économie ?
Les banques sont très mal gouvernées. Les banques actuelles sont des administrations, et un prolongement de la banque centrale. Il faut prendre des mesures pour réformer profondément le secteur bancaire, et lui appliquer les standards internationaux. On peut en faire des banques puissantes, à travers des fusions, et l’application des exigences de Bâle 2 et 3, comme préalable à plus d’ouverture aux groupes étrangers. Il faut aussi que les banques soient cotées en bourse, ainsi que les entreprises. Aujourd’hui, seule une cinquantaine d’entreprises sont cotées en bourse, il faut au moins 400.

Les entreprises publiques doivent aussi être cotées en bourse...

Il faut repenser les systèmes de gouvernance et de comptabilité des entreprises publiques, à l’instar de la STEG, la SONEDE… moyennant un plan s’étalant sur les années 2012 et 2013, afin qu’elles puissent réintégrer la bourse. Les entreprises publiques et les entreprises familiales sont un patrimoine qu’il faut préserver, en les incitant notamment à se coter en bourse. Il faut aussi renforcer et revaloriser le CMF (Conseil du marché financier) dont les membres doivent bénéficier d’une immunité, et être aussi indépendants que le gouverneur de la banque centrale. C’est ainsi qu’on passera d’une économie d’endettement, à une économie moderne.

Comment trouvez-vous la composition du nouveau gouvernement ?
Je trouve qu’Ennahdha défend mal ses intérêts égoïstes en prenant tous les ministères politiques où il y a des ennuis. J’aurais aimé que le ministère des droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle soit attribué à un ministre autre que nahdhaouis. Mais, il faut laisser le temps aux ministres de travailler. Je ne juge pas les personnes, mais les actions. Le gouvernement actuel doit s’appuyer sur des experts, et appliquer la bonne gouvernance. Il faut dire aussi que l’intégrité des membres qui le composent est une chose essentielle.

L'opposition reproche au gouvernement de ne pas présenter un programme détaillé et chiffré, et de se limiter à une déclaration d’intention. Qu'en dites-vous?
Demander, en l’état actuel, au gouvernement un plan détaillé, serait abusif. Pour pouvoir donner des chiffres, il faut les avoir, or le gouvernement n’a rien, et on ne sait pas si les chiffres qui existent sont vrais ou faux, ils doivent être audités. Personnellement, j’ai peur de l’opposition qui manque de maturité. Il faudrait une opposition composée de jeunes, de forces de perception et de conception à mêmes d’aboutir à des actions. Il faut que l’opposition ait une capacité d’analyse pour qu’elle puisse concevoir des idées et battre le gouvernement sur les idées. Moi, je suis fondamentalement contre Ennandha, mais je ne suis pas un anti-Ennahdha primaire. Je veux l’intérêt de mon pays, et je veux que ce gouvernement réussisse, tout en prônant la construction d’une alternative crédible non avec Béji Caïd Essebsi, mais avec les jeunes.

Le nouveau gouvernement a choisi d'adopter le budget de l’Etat préparé par le gouvernement sortant, est-ce un bon choix ?
Je trouve cela intelligent.

Qu’en est-il des mesures préconisées à l’instar du prélèvement de quatre jours de salaire et de la suppression du timbre de voyage ?
Je trouve que cela dénote d’une pauvreté intellectuelle. Au lieu de supprimer le timbre fiscal, on aurait pu demander aux gens de montrer leur quitus fiscal avant de franchir les frontières, ils auraient fait la queue pour payer leurs impôts.

Quelles doivent-être les priorités du gouvernement actuel ?
Il doit appliquer le budget préparé par le gouvernement de Beji Caïd Essebsi ; mener une action immédiate d’audit sur les principaux indicateurs économiques et statistiques du pays ; lancer des signaux clairs et précis quant à l’obligation pour tous d’appliquer la loi aussi bien les fonctionnaires que les hommes d’affaires, la police, et la douane. Il faut s’en tenir à l’universalité devant la loi, sans que personne ne soit privilégiée, ou à l’abri.
Le gouvernement ne doit pas être pris en otage par les hommes d’affaires. Il doit demander aux 500 entreprises les plus importantes de faire un auto-audit fiscal et social, et à proposer un échéancier de paiement de dette,  chacune selon son plan de trésorerie. En contrepartie, l’Etat doit abandonner totalement les pénalités et les intérêts de retard, avec une obligation de respecter la loi à partir de janvier 2012. L’Etat doit donner la priorité à ces entreprises en matière de financement via l’introduction en bourse. Il peut même les inciter, par une une réduction des impôts, à aller en bourse en lieu et place de la dette bancaire.

Propos recueillis par H.J.


 

Commentaires 

 
#35 A lire, une critique sur l'intégrité et la pertinence de M. Mabkhout : un amas de conneries sous forme de crittiques!
Ecrit par Mourad DJEMAL     29-07-2012 06:12
 
 
+1 #34 Bravo!
Ecrit par nawel fendri     27-01-2012 17:37
Voila enfin un analyse bien réfléchie qui dénote d'une richesse intellectuelle de notre cher enseignant universitaire
 
 
#33 Facile ..
Ecrit par Libertin     19-01-2012 22:43
Il est facile de critiquer , mais plus difficile de donner la réponse !..
 
 
+1 #32 Mauvais titre
Ecrit par Sel     14-01-2012 22:24
Mauvais titre, revoyez votre copie M. le journaliste !!!
 
 
+1 #31 Rien n'est clair!
Ecrit par NB     07-01-2012 14:56
Économiquement la Tunisie souffre par les mauvaises attitudes de ses dirigeants manipulateurs...
Pouvons nous jouer la transparence et la rigueur pour un avenir meilleur.
 
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