Pont de Bizerte/ Enquête : Les dessous d’un projet qui transformera le visage de la région

Publié le Lundi 08 Octobre 2018 à 13:05
«Les travaux du nouveau pont de Bizerte démarreront courant de l’année 2019». C’est ce qu’a annoncé Salah Arfaoui, ministre de l’Equipement, en marge d’une réunion organisée à Bizerte sur l’avancement du projet samedi 6 octobre. Il a même affirmé que l’emprise routière serait ouverte avant le 15 octobre. Il s’agit là de la énième annonce et du énième retard. En effet, ce projet devait déjà démarrer au début de l’année 2018. Mais de nombreux problèmes liés notamment aux expropriations ont retardé son avancée. Enquête sur ce qui doit  ou devait être «le projet de la décennie du bassin méditerranéen».

Lac de Bizerte

La ville de Bizerte est connue pour ses plages paradisiaques et sa douceur de vivre.  On la surnomme la Venise africaine, à cause de ses deux canaux qui la traversent.  La ville compte près de 140.000 habitants. Malgré tout cela, le territoire souffre depuis des décennies d’un problème d’isolement par rapport au reste du pays. Plusieurs raisons à ce phénomène ; tout d’abord une zone militaire très importante qui n’a pas laissé de place au développement touristique. Mais le plus gros frein en termes de développement, notamment économique, reste le fameux pont mobile situé entre l’embouchure de la mer et le lac de Bizerte. Un pont mobile érigé au début des années 80 et qui se lève trois fois par jour pour laisser le passage aux bateaux de marchandises, vers le port commercial. Pendant ce temps là, la circulation dans et tout autour de la ville est bloquée.

Ainsi, le projet de construction du nouveau pont est perçu comme une bouffée d’oxygène pour les Bizertins et l’ouverture à de nouvelles perspectives économiques.

Premier du genre en Afrique
Après de nombreux retards, le projet serait enfin prêt. Lors d’une interview accordée à Gnet, les équipes de la Direction Régionale de l’Equipement nous expliquent. « Le début des travaux est prévu pour le courant de l’année 2019. Il s’agit d’une liaison terrestre entre les villes de Bizerte et Tunis. Le pont sera étendu sur une distance de 9,5KM dont un viaduc de 2km au dessus du Lac de Bizerte. Il sera érigé sur environ 60m de hauteur au dessus du canal. Il s’agit du premier pont de cette envergure en Afrique du Nord. Les technologies de pointe utilisées seront une grande première sur le continent africain à la fois en termes de qualité et de durabilité ».

Ce bijou d’infrastructure devra être à la hauteur de son coût. En effet, le nouveau pont de Bizerte coûtera la bagatelle de 750 millions de dinars. Cela sans compter la dévaluation du dinar et l’augmentation des prix des matériaux. Les financements proviennent pour l’essentiel de prêts accordés par la Banque Européenne d’Investissements (BEI) et la Banque Africaine de Développement (BAD).

Mohamed Salah Arfaoui, le samedi 06 octobre à Bizerte.

De son côté, l’Etat tunisien prendra essentiellement en charge les coûts liés aux expropriations soit environ 45 millions de dinars.

La superficie totale des terrains expropriés s’étend sur 60 hectares répartis en 387 lots dont 100 appartiennent au domaine de l’Etat.

« Nous avons 80% d’approbation des citoyens concernés par l’expropriation. Pour la première partie du projet 124 contrats sur environ 200 ont déjà été rédigés. Mais pour l’instant personne n’a été indemnisé » nous confie Nahla Moumen, Chef du service foncier et juridique au Gouvernorat de Bizerte.

La dernière loi sur l’expropriation permet à l’Etat de se saisir du bien, même si le propriétaire n’est pas d’accord. Il s’agit du principe d'expropriation pour cause d'utilité publique. Mais aujourd’hui le décret n’est toujours pas sorti. Le ministre de l’Equipement, Salah Arfaoui est revenu sur le point le plus sensible du projet. Il se confie à Gnet. « D’ici peu, le décret d’expropriation paraitra et nous permettra de prendre possession des terrains et j’espère que tous les citoyens de Bizerte nous aideront à démarrer cette réalisation. Mais je tiens à rassurer les populations touchées par les expropriations. Il faut qu’ils comprennent que la Tunisie a changé, que l’ancien « système » n’est plus et que leurs droits seront donc respectés ».

Expropriation : "L'Etat nous prend nos terrains sans possibilité de négociation"
Pourtant, ces propos n’arrivent pas rassurer les 20% de propriétaires restants qui sont contre l’offre de l’Etat. En effet, si certains ont déjà accepté la proposition d’indemnisation, d’autres réclament un meilleur traitement de leur dossier. Nous avons rencontré Tahar Melijebtou. Lui et d’autres héritiers disposent d’un terrain de 5300m2 au niveau de la deuxième partie du projet, à l’extrémité nord du pont. Il dénonce le manque de communication entre les citoyens et les services de l’Etat. Il se confie à GNET « Nous sommes très contents que ce projet existe, mais je regrette que ceux qui le dirigent n’aient pas assez discuté avec nous, population directement touchée par le projet. J’ai envoyé plusieurs courriers restés sans réponse. L’expropriation en Tunisie a toujours été un problème. Ils nous prennent nos terrains sans possibilité de négociation et on nous laisse tomber. On fait peur aux populations les plus vulnérables avec des histoires de procès, d’avocats et de tribunaux. Donc ils acceptent ce qu’on leur propose, sans savoir que ce n’est pas juste. »
Vue aérienne de Bizerte.


L’Etat se défend et assure avoir appliqué les prix en cours. « Pour fixer les prix, nous avons récupéré d’anciens contrats de vente au niveau de la direction foncière et nous nous sommes basés dessus. De plus, les prix au m2 ont été revus à la hausse, car pour la plupart, ce sont des cas dits sociaux, avec de nombreuses difficultés. Et puis ce n’est pas simple pour les familles de se voir retirer leur terrain, de démolir leur maisons, surtout pour ceux qui sont implantés là depuis plusieurs générations. » nous dit Nahla Moumen.

Ces désaccords sont compréhensibles. Avec l’arrivée du nouveau pont, les terrains en vente dans la zone ont vu leur prix monter en puissance. «On nous a proposé un tarif de 160DT le m2 alors que les terrains dans cette zone se vendent entre 300dt et 400dt. Nous sommes prêts à bloquer le projet si nous n’obtenons pas gain de cause. De toute façon, d’après la charte de la BEI, le projet ne peut pas démarrer sans l’accord d’expropriation et indemnisation de tous les propriétaires touchés par le projet.» affirme Tahar Melijebtou.

Désenclaver Bizerte
Mais rien ne semble arrêter l’avancée des travaux. Ce mégaprojet d’infrastructure représente une locomotive pour la croissance et le développement de la région. Il y a deux avantages à ce projet. Tout d’abord de permettre le désenclavement de la ville de Bizerte et d’alléger la pression routière (45.000 véhicules par jour). D’autre part, c’est de favoriser l’attractivité du gouvernorat. Mohamed Gouider, le gouverneur de Bizerte, suit de très près les avancées du projet. Nous l’avons rencontré. « Le pont mobile actuel est un vrai frein à l’activité économique de la ville. Aujourd’hui le port commercial accueille 40.000 containers. Mon objectif d’ici 2021 serait d’atteindre les 100.000 containers. Mais cela ne se fera que grâce au nouveau pont. Il s’agit du projet de la décennie au niveau du bassin méditerranéen. Des ingénieurs du monde entier ont les yeux rivés sur le pont. ».

Mohamed Gouider, gouverneur de Bizerte.

Pour l’instant seul des ingénieurs japonais sont venus à Bizerte pour se faire une idée du projet. Les derniers appels d’offres seront lancés dans les prochaines semaines.

Par ailleurs, Mohamed Gouider, en collaboration avec le ministère de la Formation Professionnelle et de l’Emploi a décidé de profiter de ce projet pour former des jeunes  en proposant des formations dites « à la carte » pour le besoin des entreprises qui construiront le pont. L’objectif étant de faciliter le travail des ingénieurs et ainsi tenir les délais de construction fixés à trois ans.

Bizerte, la « belle endormie », se développe à une vitesse faramineuse. Sur les 33 projets présentés le 18 septembre au Forum international sur les partenariats publics-privés (PPP), trois d’entre eux concernent la région.

Un des plus attendus est celui de l’installation du gaz de ville. Un projet estimé à 83 millions de dinars. Autre projet d’envergure dans la région, la dépollution programmée du Lac de Bizerte, financé par l’Union Européenne qui coûtera la somme de 90 millions de dinars.
Wissal Ayadi