PLF 2018 : Attaque en règle contre l’économie du savoir, l’innovation et Internet

Publié le Samedi 21 Octobre 2017 à 07:30
Par Nasr Ali Chakroun

Pour les plus pressés, le résumé.

Je ne vous parlerais pas de l'augmentation de la TVA (+1%), ni de ceux de l'impôt sur le revenu (+1%), de l'impôt sur les sociétés (+1%), du doublement de  l'impôt sur les dividendes (+5%), ni de tous les autres nombreux prélèvements opérés a dose homéopathique, mais dont la somme relève plus du traitement de cheval que de l'homéopathie.

Je ne voulais donc pas vous parler de ces taxes prévues dans le Projet de Loi de Finances qui touchent tout le monde de la même façon, ou presque et dont les taux d'augmentations semblent soutenables, car cachés par l'écran de la multitude.

Je veux vous parler de l'inacceptable, de cette mesure spécifiquement dirigée contre Internet, appelée modestement "droit de timbre", mais qui fera passer cette taxe de 500 millimes par facture à 14% du montant TTC de nos factures, soit plus de 25 DT en moyenne ! Oui vous avez bien lu, cette taxe augmentera de plus de 5 000 % !  Est-ce possible ? Oui tout est possible dans ce pays, désormais livré aux apprentis sorciers.

L'année dernière, cette taxe qui frappait directement les citoyens, se trouvait confiner chez les opérateurs de télécommunications et ne concernait que nos appels téléphoniques fixes et mobiles. Elle était donc une sorte de taxe de consommation sur nos appels téléphoniques.

Le PLF 2018 a décidé de l'étendre aux FSI pour les mêmes produits téléphoniques, ce qui a du sens pour des raisons de cohérence fiscale, mais en l’élargissant aux services Internet, elle s'attaque directement à la base de l'économie du savoir, car toute innovation nécessite une recherche et toute recherche nécessite Internet. C'est donc une attaque claire et réelle contre la modernisation et la digitalisation de l'économie, déjà, talon d’Achille de la Tunisie.

Pendant longtemps, aux États Unis, Internet et le commerce en ligne étaient dispensés de toutes taxes et même de TVA, les investissements risqués étaient orientés massivement vers l'économie numérique, c'est ainsi que l'intelligence artificielle, Google, AirBnb, Skype y sont nés.

Pas en Tunisie bien sûr, à cause d'un Etat ennemi de l'innovation, anciennement pour des raisons sécuritaires, mais encore et toujours ennemi de l'innovation, sans que l'on ne sache vraiment pourquoi, si ce n’est pour protéger l'économie de rente que l'on prétend combattre alors que l'État en est le principal bénéficiaire et organisateur.

Aujourd'hui encore, en Tunisie, nous n'avons pas le droit de promouvoir un Skype ou autre WhatsApp, nous ne nous appelons pas malheureusement Niklas, Janus, Jan ou Brian et nous n’avons pas été dirigés par Deng Xiaoping qui a permis de doubler la taille de l’économie Chinoise tous les sept ou huit ans. Ça se saurait et surtout ça se verrait ! Mais nous n'avons pas non plus, le courage, ni les moyens d'interdire ces produits venus d’outre atlantique, qui dérangent les affaires de nos rentiers. Alors on tape sur ce qu'on peut, c'est-à-dire le petit promoteur tunisien. Résultat des courses : l'Etat continue de regarder le monde par le petit bout de la lorgnette, il bride notre compétitivité de demain, il travaille sans le savoir pour les multinationales digitales qui n'ont rien à faire de nos états d'âmes, il creuse le fossé numérique qui devient un gouffre, tellement les législations des uns et des autres sont antinomiques.

Ce conservatisme qui retarde l'innovation est souvent destiné officiellement à protéger sur le court terme, des entreprises, en général publiques, bénéficiant de rentes de situations et qui sont menacées par une forme d'innovation, comme l'open Sky ou les énergies renouvelables. En réalité, ces retards dans les réformes innovantes fragilisent ces entreprises encore plus, car confrontées sans cesse aux défis nouveaux, la concurrence internationale s'immunise chaque jour au détriment des plus frileux ; a défaut de prendre carrément et volontairement la tête de l'innovation.

Quand ce ne sont pas des rentes de situations à protéger, ce sont des raisons pseudo-sécuritaires qui empêchent l'innovation, comme par exemple, l'écosystème des drones, combattus avec acharnement par la Tunisie officielle, comme si les terroristes avaient besoin d'une autorisation, dans un pays où la moitié de l'économie est informelle et où la contrebande continue de sévir par containers entiers. Ce que l'on réussit à faire, c'est juste de tuer un secteur innovant de l'économie nationale de demain au profit de l'étranger.

Aujourd'hui en Chine, le drone est le jouet le plus répandu, la Chine est-elle pour autant plus exposée au terrorisme ? Et combien de vocations aéronautiques se développeront à partir de ce jouet ? Et nos enfants, quelles vocations leur inspire-t-on ?

Cette politique frileuse, qui accepte mal l'innovation et son risque sous-jacent, conduit inexorablement notre pays à jouer des rôles secondaires en matière d'activités innovantes. Pourtant, c'est seulement à la faveur de ces technologies de rupture, que nous avons une chance de rattraper notre retard technologique, car l'avantage de l'historicité n'est pas déterminant quand l'innovation joue un rôle central.

Malheureusement, la politique des autorités tend à rétablir l'ordre ancien entre pays développés et pays condamnés à un  sous-développement chronique. Cette politique nous réduit à un rôle marginal  de consommateur technologique au grand profit des firmes étrangères appuyées par les autorités de leurs pays pour perpétuer le gouffre technologique séparant la Tunisie des pays avancés, et encore ...

Et encore contre Internet, et même contre ce rôle marginal de consommateur technologique, on taxe dans ce PLF, à 30% les téléphones IP, c'est-à-dire capables de communiquer nativement sur le protocole Internet et qui sont en général destinés aux professionnels et a 0% les vieux téléphones analogues de bureaux ou les téléphones pour réseaux mobiles mêmes s'ils sont IP destinés en général à la consommation ? Pour quelle raison l'administration n’est-elle pas neutre devant les technologies ? Pourquoi pour une même fonction, elle discrimine la technologie la plus moderne au profit d'une vieille technologie ?  Pourquoi s'ils sont mobiles, les téléphones IP sont exonérés ?

Je suis curieux de savoir pourquoi ceux qui accouchent de tels textes, n'aiment pas les téléphones IP de bureaux au point de les taxer à 30% c'est-à-dire au niveau le plus élevé de droits de douane alors que les autres téléphones même les portables dotés de cette couche IP en sont complètement exonérés ?

Si avec tout cela, on n'arrivera pas à tuer l'économie des TIC, et bien nos argentiers ont une botte secrète pour y arriver avec plus de certitudes : ils ont décidé, pour la première fois, de taxer les équipements technologiques qui sont derrière l'économie numérique, c'est-à-dire les moyens de production de tout un pan de notre économie qui représente 7% du PIB, ils ont fait passer les droits de douane de zéro à 15% !

Je ne sais pas pourquoi, ils s'en prennent aux nouvelles technologies, qui sont pourtant, le moteur de la croissance mondiale, et je ne le répéterai jamais assez, qui sont l'investissement le plus rentable pour un pays démuni comme le nôtre: il suffit d'un PC, d'une ligne Internet et de beaucoup de connaissances pour se lancer, pas besoin de machines coûteuses, ni d'usines pour s'enrichir et enrichir la nation.

Ce n'est pas seulement une attaque directe contre l'économie des TIC, c'est une attaque contre toute notre économie dont la partie la plus vivante s'appuie sur ces technologies. Dans certains secteurs, comme les Télécommunications, Internet, les bureaux d'études ou le secteur bancaire, ces investissements représentent les principales immobilisations et il y'a fort à parier que tous les secteurs à forte intensité technologique, ceux-là mêmes qui sont choyés partout ailleurs pour leur effet d'entraînement sur l'économie à travers sa digitalisation, seront les premières victimes de ce renchérissement incompréhensible des moyens de production. Nos décideurs doivent s'attendre à moins de compétitivité et à donc moins d'activité et plus de chômage dans tous les secteurs de l'économie.

Ceux qui le pourront, c'est-à-dire les plus puissants qui ont les mains libres, pourront facilement contourner cette attaque délibérée en profitant des technologies Clouds et délocaliser sous des cieux plus cléments et surtout plus intelligents la majeure partie de leur infrastructure centrale. Il est fort à parier que nos argentiers n'y ont pas pensé.

A mon avis, la première victime de ce PLF 2018, après le peuple tunisien, sera Tunisie Télecom qui a de plus en plus de mal à joindre les deux bouts et qui réunit toutes les conditions pour trinquer afin de rejoindre la majorité des entreprises publiques en état d'agonie, car ses concurrents sont puissants, ont les mains libres et profitent déjà de synergies de groupes basées sur des coûts plus faibles (effet quantitatif) et du partage d'infrastructure Cloud à l'étranger. 

Partout ailleurs dans le monde et même en Tunisie jusqu'à ce jour, on encourageait la culture digitale, on combattait la fracture numérique par la démocratisation de l'Internet et voilà que nos planificateurs s'attaquent pour la première fois à l’économie du savoir, un nouveau pan de notre économie, l'économie de l'espoir, l'économie de l'avenir, l'économie au coût le plus accessible et au retour sur investissement le plus élevé. Il ne reste plus qu’à taxer les moyens de production et les matières premières, et la boucle sera bouclée.

Sous couvert de discours pompeux sur la compétitivité des entreprises, l'État ne fait qu'enfoncer notre économie dans le marasme, en parfait contrepied des études réalisées par plusieurs de ses propres instituts de recherches qui mettent en garde les décideurs régulièrement, contre les conséquences du retard de la digitalisation de notre économie, et ce depuis de nombreuses années, avant et après 2011.

Je ne citerais que la plus récente d'entre elles, celle de l'ITCEQ de septembre 2017, qui porte un titre prémonitoire : "Transition vers une économie de la connaissance basée sur les TIC : Penser le Changement ou Changer le Pansement", nous connaissons maintenant, le choix fait par notre administration. Cette étude comme toutes celles qui l'ont précédée, recommande l'intensification de l'usage des TICs par nos opérateurs économiques, et prévient contre les répercussions de tout retard pris dans ce domaine. Le message est semble-t-il bien compris, mais juste à l’envers. Qui devraient en pâtir ? Ceux qui cogitent ces textes d'un autre âge ? Les familles les plus aisées ?

Bien sûr que non, ce seront toujours les mêmes qui trinquent et plus précisément leurs enfants ! C'est-à-dire cette classe qui s'élargit à vue d'œil en Tunisie, celle qui a de plus en plus mal à joindre les deux bouts, celle-là même qui maintient difficilement son accès Internet.

Pire encore, quel signal donne-t-on à nos jeunes, en taxant aussi férocement la connaissance et la technologie. La nature ayant horreur du vide, vous pouvez imaginer où iront ces jeunes un peu plus désœuvrés ....

En 2016, 45 000 familles ont résilié leur accès internet, la plus grande majorité pour des raisons économiques. La LF 2018, si elle est maintenue en l'état, accélérera ce processus et écartera encore plus d'enfants, de la source la moins coûteuse et la plus populaire du savoir.

La révolte de 2011 qui a été portée tout d'abord par notre quart monde, n'aurait pu avoir lieu sans Internet. Je n'ose pas imaginer que les géniteurs de cette nouvelle taxation avaient ce lien à l'esprit au moment de commettre leur forfait. Je ne le crois pas, je ne veux pas le croire.

Il nous reste à espérer que le législateur s'opposera fermement à cette augmentation de 5 000 %,  qui taxera de manière insupportable nos accès Internet à plus de 42% en comptant seulement la TVA, la Taxe Telecom ainsi que ce fameux timbre de 14% et cela sans compter les droits de douane, l'IS et l'impôt sur les dividendes qui feront que l'Etat prélèvera plus de 55% du Chiffre d'Affaires du secteur de l'Internet et la quasi-totalité de la valeur ajoutée. Le cas échéant, tout le monde doit s'attendre dès janvier 2018 à une augmentation du coût hors TVA des services Internet et à une augmentation significative et peut-être dissuasive du coût TTC des services Internet.

Non seulement notre pays détient la palme d'or en matière fiscale, qu'il n'est pas loin de celle du nombre de fonctionnaires et de celle de la plus petite part en matière d'investissement public, alors que les prestations sociales restent pour le moins discutables, mais en plus, il hypothèque  spécifiquement l'avenir du pays en ciblant aussi directement l'économie du savoir.
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y a un manque flagrant d'imagination de la part de nos argentiers en chef.

Au fait, au nom de la transparence et du droit à l'information, ne pourrait-on pas connaître le responsable de cette iniquité pour l'inviter à la défendre publiquement. En tout état de cause, le ministre des Finances et même le président du conseil des ministres auront à assumer devant l'histoire les conséquences de ce virage radical lourd de conséquences pour notre pays.

Cette mesure, si elle demeure inchangée, ne fera qu'accélérer le déclin de notre économie en empêchant sa digitalisation, principale source de croissance et de gain de productivité,  justement, l'une des principales faiblesses de notre économie, et à l’intérieur, elle approfondira  la fracture numérique entre les différentes composantes de notre société au détriment des plus fragiles économiquement.

Encore une fois, en pensant corriger des problèmes conjoncturels, résultant d’une absence de vision stratégique, on ne fait que créer les problèmes structurels de demain.

En conclusion, on peut dire que c'est la première fois que le gouvernement s'attaque aussi directement à l'économie des nouvelles Technologies, particulièrement à Internet, soubassement de l'économie du savoir. C'est aussi la première fois que les autorités taxent des moyens de production et non pas des produits de consommation. Les autorités, si elles réussissent à faire passer ce PLF, doivent s'attendre non seulement à plus de marasme économique, mais surtout à accélérer et rendre irréversible un processus de déclin que les générations futures subiront de plein fouet. Le cas échéant, toute la classe politique actuellement au pouvoir, sera tenue pour responsable de ce jour où la Tunisie à initié un processus sanctionnant un secteur clé, qui par transversalité atteindra de plein fouet, tous les secteurs de l'industrie et des services.
N.A.C.