La Tunisie menacée d’une crise économique "profonde et irréversible"

Publié le Mercredi 17 Juillet 2013 à 17:27
Abdessatar Mabkhout"Si on n’organise pas des élections au plus tard en février ou mars 2014, et si on n’a pas un gouvernement démocratiquement élu à cette date, on va courir tous les risques d’aller irréversiblement dans une crise économique profonde qui va balayer tous les partis politiques, ceux du pouvoir et de l’opposition, et déboucher sur une révolution sanglante", met en garde Abdessatar Mabkhout, économiste et consultant auprès du cabinet international de conseil financier, PriceWaterHouseCoopers. Entretien.

On a assisté cette dernière période à des grèves en cascade qui touchent des secteurs névralgiques de l’économie. Qu’en dites-vous ?
Je pense que ces grèves sont commanditées et relèvent d’une volonté de blocage. Les syndicats agissent selon des considérations politiciennes, ou pour motif de compétition inter-syndicats. Dans tous les cas de figure, ces mouvements sociaux restent inadmissibles. Prenons l’exemple des médecins et ce qui se passe au niveau du ministère de la santé. En 95, j’ai travaillé dans le cadre d’un contrat par objectifs sur les EPS (Etablissements publics de santé) et j’ai trouvé que la santé coûte cher à la collectivité nationale par rapport aux prestations données. La même situation demeure et nécessite une réforme structurelle. Un gouvernement de transition ne peut pas régler les problèmes de santé, et accorder des augmentations, comme le revendiquent les médecins. Ce n’est là qu’un exemple, on peut en citer plusieurs, dont la situation du groupe chimique, et de la compagnie phosphates Gafsa et les pertes colossales qu’on a essuyées du fait des mouvements sociaux.
L’UGTT doit prendre la mesure de toutes les menaces, arrêter de demander des augmentations et faire une pause en la matière jusqu’aux prochaines élections. Elle doit être l’UGTT de Farhat Hached et éviter de se prendre au piège politique. Ceux qui veulent faire de la politique doivent la quitter et se diriger vers les partis.

Comment évaluez-vous la situation économique à ce jour ?
La situation est inquiétante, d’autant plus que l’économique est lié au politique. Depuis trois ans, les acteurs politiques sont divisés en deux camps, les uns avaient une suffisance déplacée, et les autres  leur cherchent la petite bête. Par ailleurs, on est en train de découvrir la fiche d’un président de la république, d’un ministre et d’un opposant, car on est resté des décennies sans politique. On n’a pas formé une véritable classe politique. Par ailleurs, on a hérité d’une situation difficile. Les indicateurs de performance étaient maquillés et magouillés, le chômage touchait toutes les catégories, sans compter la précarité et la pauvreté dont souffre une majeure partie de nos concitoyens. La transition était difficile. Mais si on avait accepté l’idée d’une transition de trois ans, une thèse défendue par Moncef Marzouki et reprise par Mansour Moalla, On aurait fait une bonne constitution au terme de trois ans, et gagné en termes de visibilité. Car le marché n’aime pas le flou, et l’hésitation. Si on avait fait un bon casting politique, et formé un gouvernement d’unité nationale, les choses auraient été nettement meilleures. Personnellement, je ne crois pas à l’homme providentiel. Je pense que les personnes exceptionnelles sont une race de plus en plus rare et cela est vrai partout dans le monde, car les enjeux sont de plus en plus complexes, avec la globalisation, le flux d’images, etc. On est plutôt conformistes,  on fait ce que font les autres, on répète les erreurs des autres. On n’a pas des idées et de l’audace. Et là, nos politiques ont fait des erreurs avant et après les élections. Nejib Chebbi a dit d’emblée avant même la proclamation officielle des résultats des élections qu’il est dans l’opposition. Dix jours avant les élections, Béji Caïd Essebsi a accordé des augmentations aux fonctionnaires. L’indemnité Amal, décidée sous son gouvernement, était versée entre autres à des personnes qui avaient déjà un salaire, et n’était pas accordée dans la transparence. Toutes ces erreurs et bien d’autres pèsent sur la situation actuelle.

Quelles sont vos préconisations pour l’évolution de l’économie à court et moyen terme ?

Après les élections, en 2013/2014, on va avoir des années très difficiles. Première raison, on a perdu beaucoup de temps, nous avons tous les problèmes sans les solutions, au niveau structurel et conjoncturel. Les Tunisiens ont cessé de travailler et ont perdu la valeur travail. Nous avons d’ores et déjà des employés mafieux qui demandent beaucoup de revendications sans contrepartie et sans valeur ajoutée. C’est pareil dans le public et le privé. Réapprendre à travailler est compliqué. La Tunisie reste très liée à l’Europe, qui rencontre des difficultés de plus en plus complexes. Le climat des affaires n’est pas assaini. Les hommes d’affaires ne paient pas leurs impôts, restent protégés sur le plan fiscal. Ils ne remboursent  pas leurs dettes, ne paient pas la CNSS, et cherchent à se financer par les banques. A ce sujet, rien n’a été fait, on n’a pas revu le compteur à zéro. Il faut néanmoins signaler qu’il y a des hommes d’affaires intègres qui paient leurs impôts dont les entreprises sont propres, fonctionnent bien et font des bénéfices.

Le gouvernement n’a pas osé faire des réformes fiscales. Résultat : les hommes d’affaires se réfugient dans le régime forfaitaire qui leur permet de ne pas tenir une comptabilité, de flirter avec l’économie parallèle, d’utiliser de l’argent liquide, et de tricher pour ne pas être classés dans la catégorie qu’il faut. Maintenant, on continue à composer avec des hommes d’affaire sales, y compris la gauche et je suis un homme de gauche, car on se positionne par rapport aux prochaines élections, dans la mesure où les voix peuvent être achetées en Tunisie. Par ailleurs, l’argent sale circule et finance tous les partis.

La corruption semble aussi regagner du terrain...

La corruption est amplifiée. Auparavant, ce phénomène était limité à la famille royale et aux personnes qui tournent autour. Aujourd’hui, tout le monde se sucre, il y a des intermédiaires partout. Il y a 40 % d’économie parallèle qui se finance d’elle-même. Il faut de vraies réformes, du courage et de la transparence pour faire face à cette situation. Mais, hélas, l’opposition fait tout pour bloquer le pays et prendre du temps à Ennahdha. Je pense que l’opposition n’est pas prête aujourd’hui pour affronter la compétition électorale.

Selon vous, quelles sont les réformes à conduire pour sortir le pays de l’ornière ?
Sur le plan économique, il faut penser créer un vice-Premier ministre ou un super ministre chargé de l’économie. Ce sera un big boss de l’économie.  Il faut aussi un super ministre pour la sécurité nationale. En Tunisie, nous avons un vrai problème macroéconomique et stratégique. La question est de savoir quel est le rôle de l’Etat ? Le super-ministre doit décréter que l’on se dirige vers l’économie de marché et créer des conditions d’attractivité des investisseurs. Les investisseurs, étrangers et locaux, qui ne respectent pas la loi ne sont pas les bienvenus.

Mais, l’économie de marché a déjà cours en Tunisie...

Non, il n’y a pas d’économie de marché en Tunisie. Par définition, l’économie de marché sous-tend un marché où il y a plusieurs offreurs et plusieurs demandeurs normalement informés, avec une transparence entre personnes consentantes pour des transactions équilibrées. Bien sûr, il s’agit d’une économie de marché avec des dimensions sociales, avec un Etat qui intervient dans les régions, l’infrastructure et qui joue son rôle de contrôleur et de régulateur.

Certains évoquent des dangers réels pour l’économie, et disent que l’Etat risque de ne pas pouvoir un jour payer ses fonctionnaires ?

Ce risque existe, mais les solutions existent également. Si on ne va pas cesser d’emprunter de l’argent, on va continuer à vivoter et perpétuer une situation intenable, et c’est mauvais. La solution est qu’on accélère le processus des élections. Si on n’organise pas des élections au plus tard en février ou mars 2014, et si on n’a pas un gouvernement démocratiquement élu à cette date, on va courir tous les risques d’aller irréversiblement dans une crise économique profonde qui va balayer tous les partis politiques, ceux du pouvoir et de l’opposition, et déboucher sur une révolution sanglante. Car, actuellement en Tunisie, seuls 30 % de la population tirent leur  épingle du jeu, les 70 % restants vivent de réelles difficultés. Nos politiques doivent cesser de jouer avec le feu.

Maintenant, il y a des députés qui annoncent la possibilité d’une démission collective de l’ANC. Quelles seront les retombées d’un éventuel vide  institutionnel sur l’économie ?
Ce sera le coup fatal. Je trouve que c’est une décision grave et irresponsable. Nida Tounes et le front populaire défendent cette thèse. Nejib Chebbi qui reste un militant de longue date s’en désolidarise, car il a compris qu’un tel scénario n’est pas dans l’intérêt du pays

Qu’en est-il de la situation des banques, et quid de l’audit annoncé de la STB, BNA et BH ?
Le secteur bancaire ne peut pas continuer à financer n’importe comment l’économie. Il faut réformer le système bancaire. Et là il y a un audit des trois banques STB, BNA et BH qui va bientôt commencer. Le problème des banques c’est qu’elles ne donnent pas l’argent aux meilleurs compétiteurs, elles le donnent aux personnes protégées ou à ceux qui ont des garanties. Lors de ce réexamen des banques (audit) il faut aller vers de réelles réformes quitte à privatiser les banques. Le problème ne tient pas à ce que la banque soit publique ou privée, une entreprise publique doit être gérée de façon meilleure qu’une entreprise privée, car elle gère l’argent du contribuable.

Il faut souligner également que les responsables des banques publiques sont mal payés. Les compétiteurs dans le secteur bancaire n’ont pas les mêmes armes, un responsable de banque publique peut penser à être rémunéré autrement, et on ne peut ainsi redresser la barre des banques. Il faut aussi de la transparence et de la bonne gouvernance. Les banques doivent être modernisées par le haut. La BCT doit être modernisée en scindant les  deux institutions, l’institution d’émission et l’organe de contrôle.
Au-delà des banques, si on abolit le statut de la fonction publique, et faire en sorte que les gens soient payés par le mérite, on va pouvoir repenser tout le modèle de management et de gouvernance et avoir les meilleures compétences. Il s’agit d’instaurer le modèle Make et Take ; créer de la richesse pour avoir sa quote-part.

Certains économistes tirent la sonnette d’alarme et disent que l’on se rapproche de la bulle immobilière, au regard des prix exorbitants du m² qui se pratiquent et du volume d’invendus dans le secteur…Partagez-vous leur inquiétude ?
La bulle immobilière tient à deux facteurs. Le premier a trait aux banques qui  ne prêtent qu’aux gens qui ont des garanties. L’argent va à un secteur saturé. Le promoteur ne va pas pouvoir vendre, et rembourser les banques, car le prix du m² est cher et les gens ne peuvent pas acheter.
Le deuxième point est l’absence de visibilité qui pousse les gens à placer l’argent dans le bâtiment plutôt que dans les affaires, ce qui est contraire aux principes de l’économie de marché. Dans une telle économie, rien ne se perd, rien ne se crée tout se transforme, si on procède à une application stricte des normes.

Le mot de la fin
Le pays a besoin de cinq ans pour être redressé, pourvu qu’il y ait un Etat fort qui applique les normes à même de garantir le bon fonctionnement du marché. Un Etat régulateur et contrôleur, et des gens compétents. Malgré les risques et les difficultés, je demeure optimiste, pour peu qu’il y ait  des responsables réactifs qui attaquent les problèmes, et passent  à l’action sans avoir d’ambitions futures.   

Propos recueillis par H.J.


 

Commentaires 

 
#3 attaché a notre maladie
Ecrit par Francois Joseph     11-09-2013 07:46
C'est une bonne analyse réaliste... Cependant le probleme ne pourra etre soigné avec la démocratie... qui ne peux fonctionner que dans le cas ou tous les acteurs sont objectivement honnêtes, c'est a dire qu'ils ne regardent pas que leur intérêts!
Même en France et en europe le système ne fonctionne plus... Les politiques sont devenus des représentants de commerce qui font des discours pour vendre leur personnes et leur parti politique, contre des voix dans les urnes. Ce n'est plus de la gestion c'est du clientelisme.
 
 
+1 #2 Patriotisme !
Ecrit par Aroussi     18-07-2013 13:32
Si ce n'était l'opportunisme et l'immaturité d'une grande partie de notre classe politique, de la société civile et de nos syndicats, la situation du pays serait bien meilleure. Il est grand temps de ne plus se focaliser uniquement sur les questions d'ordre politique, tout en minimisant l'économie du pays qui se trouve dans un piteux état. Il y va de l'intérêt du pays d'achever au plus vite la rédaction de la constitution, de fixer des échéances pour les prochaines élections et faire montre de rationalité de la part de tous, sur le plan socio-économique. Cela suppose un sens plus aigu des responsabilités, se traduisant par une "trêve sociale" , impliquant un arrêt immédiat des revendications sociales, des grèves et des sit-in, pour le bien de l'économie et du pays tout entier...
 
 
+1 #1 Trois années de laxisme et la misère de bouts de chandelles
Ecrit par kastalli cherif     17-07-2013 21:40
Trois années de laxisme et la misère de bouts de chandelles

La crainte consiste aussi au prolongement du laxisme jusqu’a la période de gouvernance de la constituante. Nous vivrons une défaillance totale de l’administration. Entre le 24 juillet et aux prochaines élections présidentielles et législatives ça sera les guerres des partis politiques et tous les ministres seront occupés à faire du clientélisme, absence d’une autorité habilité à négocier. On ne trouve plus celui qui doit prendre la décision. Rien ne sera tranché toutes les questions d’ordre économiques resteront en suspend. Durant ces périodes en matière de développement régional les gouvernements qui se succéderont vont faire la misère du développement par la distribution de bouts de chandelles au lieu d’installer des politiques agricoles adaptés.
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