La Tunisie doit préserver l’acquis démocratique, quelles que soient les difficultés (H. Djaït)

Publié le Mardi 06 Mars 2018 à 17:05
Hichem DjaïtDans deux interviews données en ce mois de Mars aux journaux égyptien al-Ahram, et londonien al-Quds al-arabi, l’historien et islamologue tunisien, Hichem Djaït, livre ses réflexions, sur les conflits actuels qui secouent le monde arabe, notamment dans les pays ayant connu des révolutions, dans le sillage de la Tunisie. Le penseur évoque le passage de l’idée de l’Etat nationaliste, à celle de l’Etat national dans la région arabe, et rejette l’idée du conflit entre civilisations, considérant qu’une civilisation unique existe à ce jour, celle qui est dominée par la technologie et la finance.  Gnet a traduit de larges extraits des entretiens de cet intellectuel à l’œil averti et à l’esprit aiguisé dont les analyses ouvrent de larges champs de réflexion.

Entretien avec al-Quds al-arabi

Quel regard portez-vous sur les conflits qui secouent aujourd’hui le monde arabe ?

Le monde arabe vit une période de trouble, cette région n’est qu’une partie du monde musulman, et a connu un nouveau tournant après l’évolution moderniste survenue il y a 500 ans dans les pays occidentaux. Le monde arabe  et musulman est en trouble, y compris l’Afghanistan, l’Iran, le Pakistan et l’Indonésie. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque moderne, à partir des 15 et 16ème siècles jusqu’à la guerre de 1914, les deux plus grands empires musulmans, sont l’empire ottoman et l’empire perse, et jusqu’à la présence britannique en Inde, il y avait l’empire mongol. L’espace géographique arabe du Moyen-Orient connaissait un grand retard et était pendant des siècles sous domination ottomane, et puis est passé sous occupation des pays européens.

Ces pays sont entrés dans l’histoire moderne au 20ème siècle, particulièrement depuis la période de l’indépendance et d’émancipation, c'est-à-dire pendant les années 50 du siècle dernier. Actuellement, il y a une gestation dont on ne peut saisir le devenir.

Il faut rappeler, à ce sujet, l’impact de l’émergence de l’idée de l’Etat national. L’Etat national à l’exemple des pays européens est devenu plus enraciné, c’est ce qui explique, en grande partie, les actuels troubles, et le fait de s’éloigner complètement de l’idée nationaliste qu’ont prônée Jamel Abdenaceur, les partis al-Baâth et autres. Il en a découlé des égoïsmes nationaux et des conflits entre pays. Les forces en conflit ont brandi le slogan de l’Islam, considérant qu’elles n’avaient pas une autre idéologie, comme celle marxiste ayant présidé à l’avènement de l’Union soviétique et de la Chine maoïste. Ces forces n’ont pas trouvé un autre lien pouvant constituer une grande symbolique auprès de ces pays, que l’Islam. Certains l’ont interprété d’une manière totalement différente, c'est-à-dire ce qu’on appelle l’Islam radical.
 
Quelles sont les raisons ayant poussé la jeunesse arabe et musulmane à se jeter dans le giron des groupes terroristes ?
Je préfère ne pas aborder ce sujet. Personnellement, je souffre du fait que les élites arabes et musulmanes sont encore en retard, sur les plans intellectuel et scientifique. Et partant, mon souci majeur était de me concentrer sur des écrits et des réflexions, qui sont peut-être dépassés, mais qui demeureront une fois les choses se stabilisent, et elles se stabiliseront un jour…

La Tunisie peut-elle trouver une équation entre la démocratie et le développement, et est-ce que ce qui s’est passé dans ce pays et dans le monde arabe, ce sont des révolutions ou des complots, comme les considèrent certains ?
Il n’y a pas de complot, c’est une révolution dans son sens le plus complet. Il y a une expérience menée par le peuple tunisien sous l’influence de la pensée européenne. Elle a trouvé au départ des échos auprès des peuples ayant anciennement connu une influence européenne du fait de la colonisation, à l’instar de l’Egypte, de la Libye, et même du Yémen et de la Syrie. Ces tentatives ont échoué, peut-être que ces peuples n’étaient pas prêts à entrer en démocratie.

La Tunisie est aujourd’hui en période de transition, et a préservé cette idée jusqu’à une certaine mesure, en présence de multiples troubles. Car le peuple tunisien dans sa majorité n’est pas habitué à ce modèle de politique démocratique, de liberté de manifestation, d’expression et n’y était pas prêt. Même dans le processus européen, la démocratie a connu de nombreux soubresauts et ne s’est enracinée qu’après que le nazisme allemand et le fascisme italien ont été annihilés, voire après la chute de l’Union Soviétique qui ne connaissait pas la démocratie politique. L’équation est difficile et il ne faut pas s’étonner qu’il y ait des troubles. Le message que je peux livrer, est que la Tunisie devra préserver l’acquis démocratique, quelles que soient les difficultés économiques et sociales que cela va lui coûter, car de telles difficultés finiront avec le temps d’être résolues. La démocratie doit aller de pair avec un développement économique et requiert un processus, nous avons commencé, et des pas restent à franchir.

La théorie du conflit des civilisations, existe-t-elle à ce jour, à travers ce qu’on observe comme guerres et conflits entre les grandes puissances ?
Les civilisations ne s’affrontent pas et le monde s’est unifié. Je considère ce qui se passe, comme un mouvement historique, ce n’est pas une question de conflit de civilisations. En réalité, il n’existe pas maintenant des civilisations, mais il y a une civilisation unique, si l’on peut l’appeler comme ça, qui repose sur d’autres éléments comme la technologie, la finance et ce qui en découle comme corruption. La corruption est devenue mondiale avec des proportions et des degrés variables.

Si vous nous parlez de vos livres sur l’Islam et le patrimoine islamique, dont le dernier ouvrage sur la Sîra du prophète (biographie du prophète) ?
Le livre de la Sîra du prophète comprend trois tomes. Dans la première partie, j’ai traité une vision globale sur la genèse de l’Islam, et cela rentre dans le domaine de l’histoire comparée des religions, et ce n’est pas uniquement celles monothéistes, mais d’autres religions comme l’Hindouisme, le Bouddhisme, et le Confucianisme, c’est donc un livre mi-historique, mi-intellectuel. Dans la deuxième et troisième partie, je suis rentré dans le cœur de l’histoire prophétique (…).

Les musulmans ne connaissent, en réalité, pas leur histoire, je ne parle pas des couches populaires mais des intellectuels, ils ne s’intéressent qu’au présent. Dans le processus historique humain, l’Islam est devenu une religion universelle au fil des époques, un vaste empire s’est constitué et une civilisation qui a joué un grand rôle dans le développement de l’humanité. En mille ans, seuls deux empires et deux grandes civilisations ont régné dans le monde, c’est l’Islamique et à l’Extrême-Orient la Chinoise. L’Europe était en retard et l’empire byzantin était extrêmement faible.

A la lumière des troubles propres à cette époque contemporaine, où vont la Tunisie et le monde arabe ?
On ne peut prédire l’avenir. L’histoire, à chacune de ses étapes, connait des périodes de gestation violente. L’histoire humaine ancienne est émaillée de violence, et ne trouve sa constance qu’avec la conquête des sociétés et aussi leur développement, c’est une question qui rentre dans le cadre de la philosophie de l’histoire. Je suis né au 20ème siècle, et je constate à la lumière de ce qui se passe que ce monde n’est pas celui dans lequel je suis né, il est en changement fulgurant.

Entretien avec al-Ahram

Sur quoi débouche la dichotomie entre la modernité et l’identité musulmane ? 

Notre passé était fondamentalement habité par l’identité musulmane. A l’inverse de l’Orient où se trouvaient le baasisme  et le nassérisme, un petit courant reposant sur l’identité arabe est apparu en Tunisie, en la faisant prévaloir sur l’identité musulmane. La question de la modernité a émergé et une certaine dichotomie l’a opposée à l’idée islamique qui est revenue pour vaincre l’idée de l’arabisme. Il y a une aspiration pour une modernité copiée de l’Europe.

La question de modernité a été posée de point de vue pragmatique, étant donné que la société est civile, et que la modernité doit être construite sur la technologie, l’économie, l’entreprise industrielle, le respect de l’Etat de droit par le citoyen. Tout cela a été posé sous l’angle des intellectuels, d’une manière entrecoupée la plupart du temps, étant donné que la modernité est aux antipodes de la religion et signifie de s’y soustraire. Idem pour les islamistes, leur islam est formel et concerne l’habit, la situation de la femme, et de veilles choses très liées à l’apparence.

Les islamistes ne possèdent pas une réflexion profonde et une réforme religieuse, comme cela s’est passé avec Jamel Eddine Afghani, Mohamed Abdou, Rachid Ridha, ils n’ont pas une pensée…

Pour ce qui est de vos rapports avec les penseurs nationalistes arabes..vous qui avez toujours dit être fasciné par Michel Aflak et Mohamed Iqbal. Avez-vous rencontré Aflak ?
Je me suis rendu à maintes reprises en Irak à l’époque de Saddam. Je n’ai pas osé demander une rencontre personnelle avec Michel Aflak. Je me suis considéré comme étant petit pour lui… et bien sûr, je ne veux pas dire la différence d’âge. (…), mais j’ai assisté à ses obsèques à Bagdad.

Aflak et les nationalistes du Machreq séparent l’arabisme de l’Islam ?
Je considère que le prophète Mohamed s’est historiquement adressé aux arabes, avant tout calcul. L’Islam est devenu, par la suite, une religion universelle et non arabe. On ne peut pas dire que Mohamed est le prophète des arabes. Mais, c’est un prophète universel, idem pour l’Islam. C’est vrai que l’on va continuer à considérer Mohamed comme le symbole des arabes, mais dire que c’est un prophète nationaliste arabe n’est pas permis pour moi.

Il y a un deuxième point : Michel Aflak s’obstine à l’idée de la liberté et du socialisme humain. Ce sont des points que j’ai aimés dans sa pensée, mais j’ai dit que les partis baâth en Irak et en Syrie n’ont pas appliqué les idées d’Aflak. Ce qui s’est passé dans ce deux pays, ce sont des dictatures. J’ai étudié, sous un angle théorique, le livre d’Aflak "Pour le Baâth" فى سبيل البعث, mais je ne suis pas d’accord avec les baâths irakien et syrien.

Traduit par Gnet