Kais Said : "Limiter les libertés est contre productif"

Publié le Jeudi 03 Décembre 2015 à 13:59
Kaïs Saïd. Le Professeur de droit constitutionnel Kais Said pense que le Président de la République n’a pas transgressé la Constitution lors de son allocution. Lutte contre le terrorisme ? "Le peuple Tunisien n'est pas prêt à sacrifier sa liberté"

Gnet: L’article 76 de la Constitution empêche le Chef de l’Etat d’intervenir dans la vie d’un parti. Comment avez-vous jugé l’allocution du président dimanche dernier? 

L’allocution du Président de la République dimanche dernier a été accueillie par de nombreuses critiques. Il y avait eu surtout des réactions concernant une éventuelle transgression de l'alinéa 3 de l’article 76 de la Constitution. Cet alinéa dispose que le Président de la République ne peut cumuler ses fonctions avec toute responsabilité partisane. 
 
Par ailleurs, les Tunisiens s'attendaient à une déclaration concernant la situation sécuritaire en Tunisie, mais BCE a consacré la plus grande partie de son discours à des problèmes partisans, ce qui a conduit à ce tollé de contestations et poussé des observateurs à affirmer que le Président a transgressé la Constitution.
 
Mais, en effet, appréhender cette allocution d’un point de vue strictement juridique nous mène à des solutions très discutables; l’alinéa 3 de l’article 76 prévoit cette interdiction dans le cadre d’une responsabilité au sein d’une structure partisane, alors que BCE s’est présenté comme un chef de parti et pas comme chef d’Etat. Il n’a pas de responsabilités effectives, il a démissionné de Nidaa, donc le problème n'est pas juridique mais politique. 
 
Je me demande bien pourquoi le problème ne s’est pas posé lorsque le Président s’est réuni à Carthage avec les membres de son parti ? C’était une situation presque identique.
 
Suite à l’attentat de Tunis, le gouvernement a décrété l’état d’urgence pour une durée d’un mois. Certains y voient une menace pour les libertés… Qu’en pensez-vous ?
 
Le problème n’est pas dans le cadre juridique de l’état d’urgence. Bien entendu, ce décret qui date du 26 janvier 1978 est contraire à la Constitution du 1er juin 1959. Il est également contraire à la Constitution de janvier 2014. Les mesures exceptionnelles devraient être régies par un texte de loi, car il ya des termes préventifs de liberté et cela est du domaine du législateur.

Le texte de 1978 a été très mal copié de la loi française, qui date du 3 avril 1955. Maintenant certains parlent d’un nouveau texte sans prendre en considération les dispositions de la nouvelle Constitution. L’Etat d’urgence est une mesure exceptionnelle comme l’état du siège. D’ailleurs, par le passé, la Tunisie a connu aussi bien l’état de siège que l’état d’urgence. L’état du siège a été décrété, pour la première fois en 1911 après les événements de Djallez. Ensuite, en 1938 à l’occasion des manifestations des mines, et une troisième fois lors de la seconde guerre mondiale. Alors que l’état d’urgence a été appliqué dans les régions limitrophes pendant la guerre de l’Indépendance de l’Algérie. 

En 1978, celui qui a fait ce texte s’est inspiré de la loi française. Déjà, en France on parle d’une éventuelle révision de cette loi, après les attentats de Paris. 
 
Un sondage effectué par Sigma Conseil révèle que 78% des Tunisiens sont prêts à sacrifier une partie de leur liberté pour plus de sécurité…
 
Les Tunisiens ne vont pas sacrifier leur liberté. Le peuple tunisien est capable de jouir pleinement de sa liberté toute en luttant contre le terrorisme. 
 
« Si vous voulez la liberté, vous aurez en contre partie le terrorisme… Ou bien la liberté ou bien la sécurité », cette équation est erronée et n'est pas valable en Tunisie. Si la menace terroriste existe, la menace contre la liberté existe aussi.
 
Le discours de certains politiques est dangereux. Il ne faut pas mettre en question les libertés qui sont garanties par la Constitution et qui ont étés acquises par le peuple tunisien. On a les moyens légitimes pour lutter contre le terrorisme. Limiter les libertés est contre productif.

Dans une déclaration, vous avez indiqué qu’une faute professionnelle commise par un journaliste ne doit être jugée que dans le cadre de la profession, en se basant sur le décret-loi 116. Pour quelles raisons, le recours à la loi organique relative à la lutte contre le terrorisme serait déplacé ?
 
Il y a un texte dédié à la liberté de presse qui est le décret loi 116. Vous avez évoqué cette question, j’imagine, suite à la diffusion des images de la tête du jeune berger Mabrouk Soltani et l’annonce du ministère de la Justice de traduire en justice les journalistes impliqués sur la base de l’article 31. Donc je réponds : En ce qui concerne cette affaire, le recours à la loi organique relative à la lutte contre le terrorisme est déplacé sinon ce sera l’épée de Damoclès qui menacera tout le monde.
 
L’ARP a voté récemment la loi organique portant instauration de la Cour Constitutionnelle. Quelle est votre évaluation de ce nouveau texte ?
 
Attendons un peu pour voir le texte final qui a été adopté par l’ARP. Il n'y a pas à dire sur les procédures qui ont été suivies. Il faut voir le texte dans sa version finale parce que plusieurs révisions et amendements ont été introduits lors du débat.

Pensez-vous que la Cour constitutionnelle sera en mesure de jouer le rôle qui lui est imparti ?

La CC jouera le rôle de co-constituant et Co-législateur. C’est aux membres de cette Cour, après leur investiture, de prouver qu’ils sont réellement indépendants. En effet, les expériences en droit comparé ont montré que parfois ces Cours sont plus politiques que juridictionnelles, car la politique entre facilement au prétoire et surtout quant il s’agit de juridiction constitutionnelle. C’est aux futurs membres de cette Cour d’être au rendez vous avec l’histoire. L’indépendance des membres est indispensable pour que cette Cour puisse jouer pleinement son rôle et garantir la suprématie de la Constitution.

Propos recueillis par C.B.