"La menace iranienne", une thèse contestée par Noam Chomsky

Publié le Vendredi 28 Août 2015 à 12:36
Noam Chomsky,Noam Chomsky, professeur honoraire au département de linguistique et philosophie de l'Institut de technologie du Massachusetts et intellectuel américain de gauche, qui se distingue par ses critiques d’Israël et ses positions courageuses, notamment sur la cause palestinienne, décortique dans cet article de fond, la thèse attestant de la menace iranienne. Laquelle suscite beaucoup de bruit, a fortiori avec la signature de l’accord sur le nucléaire iranien entre Téhéran et les puissances occidentales. Cette tribune a été publiée dans sa version originale sur TomDispatch.com, et a été traduite de l'américain par Philippe Zeller et reproduite par le site huffpostmaghreb.com. La voici dans son intégralité :


Par Noam Chomsky
 

L'accord sur le nucléaire conclu à Vienne entre l'Iran et les nations du groupe P5+1 - les cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies pourvus du droit de veto, plus l'Allemagne - suscite soulagement et optimisme à travers le monde. Pour la plupart, les pays partagent l'évaluation de l'Association pour le contrôle des armes selon laquelle le Plan d'action conjoint établit une formule solide et efficace afin de bloquer toutes les voies par lesquelles l'Iran pourrait acquérir du matériel à des fins de production d'armes nucléaires pendant plus d'une génération, et un système de vérification pour détecter et entraver rapidement toute tentative faite par l'Iran afin d'obtenir en secret des armes nucléaires qui durera indéfiniment.

Certains ne partagent toutefois pas cet enthousiasme: les États-Unis et leurs alliés régionaux les plus proches, Israël et l'Arabie saoudite. Il en résulte notamment que les entreprises américaines, à leur grand désarroi, ne peuvent affluer vers Téhéran avec les sociétés européennes. D'importants secteurs du pouvoir et de l'opinion aux États-Unis partagent le point de vue des deux alliés régionaux et se trouvent dans un état d'hystérie virtuelle face à la "menace iranienne". À en croire les propos les plus sobres tenus dans à peu près toutes les sphères américaines, l'Iran constitue "la menace la plus grave pour la paix mondiale". Même ceux qui soutiennent l'entente aux États-Unis font preuve de prudence, compte tenu de la gravité exceptionnelle de cette menace. Après tout, peut-on faire confiance aux Iraniens avec leur passé d'agression, de violence, de perturbation et de duperie?
L'opposition parmi la classe politique est si forte que l'opinion publique est rapidement passée d'un appui important à l'entente à un partage égal. Les républicains s'opposent presque à l'unanimité à l'accord. Les présentes primaires en sont une illustration. Le sénateur Ted Cruz, perçu comme l'un des intellectuels parmi le large groupe de candidats, prévient que l'Iran pourrait encore être en mesure de produire des armes nucléaires et pourrait un jour déclencher une impulsion électromagnétique qui "paralyserait le réseau électrique de toute la côte Est" des États-Unis, tuant des "dizaines de millions d'Américains".

Les vainqueurs les plus probables, Jeb Bush, ancien gouverneur de la Floride, et Scott Walker, actuel gouverneur du Wisconsin, se disent prêts à bombarder l'Iran immédiatement après les élections ou après la première réunion du cabinet. Le candidat possédant une certaine expérience en matière de politique extérieure, Lindsey Graham, qualifie quant à lui l'entente de "peine capitale pour l'État d'Israël", ce qui constitue certainement une surprise pour les services secrets israéliens et leurs analystes stratégiques -- Graham sait bien qu'il s'agit d'une absurdité totale, ce qui soulève des questions quant à ses motivations.
Gardez en tête qu'il n'y pas si longtemps, les républicains ont renoncé à l'idée de fonctionner comme un parti normal au Congrès. Comme l'a fait remarquer le respecté commentateur politique conservateur Norman Ornstein, de l'organisme de droite American Enterprise Institute, ils sont devenus une "insurrection radicale" cherchant à peine à prendre part au processus politique normal au Congrès.

Depuis l'époque du président Ronald Reagan, la direction du parti a tellement plongé dans les poches des très riches et du secteur des entreprises que les républicains ne peuvent attirer des votes qu'en mobilisant des franges de la population n'ayant pas encore constitué une force politique organisée. Parmi elles : les chrétiens évangéliques extrémistes, qui de nos jours forment probablement la majorité des électeurs républicains; les vestiges des anciens États esclavagistes; les nativistes terrifiés à l'idée qu'"ils" nous enlèvent notre pays anglo-saxon chrétien; et d'autres qui font des primaires républicaines un spectacle éloigné de la société moderne conventionnelle -- bien qu'ils ne soient pas issus du courant dominant du pays le plus puissant de l'histoire du monde.

L'écart avec les normes mondiales, cependant, va bien au-delà des limites de l'insurrection radicale républicaine. À travers le spectre, par exemple, on partage la conclusion "pragmatique" du général Martin Dempsey, chef d'état-major des armées des États-Unis, voulant que l'accord de Vienne "n'empêche pas les États-Unis de frapper des installations iraniennes si les autorités jugent que (l'Iran) viole l'entente", même si une frappe militaire unilatérale est "beaucoup moins probable" en cas de bonne conduite de l'Iran.

Dennis Ross, ancien négociateur au Moyen-Orient des administrations Clinton et Obama, affirme que "l'Iran ne doit avoir aucun doute que si nous le voyons se diriger vers une arme, cela déclencherait un recours à la force", même après la conclusion de l'entente, alors que l'Iran sera en principe libre de faire ce qu'il voudra. En fait, ajoute-t-il, la fin prévue dans 15 ans constitue "le plus grand problème de l'accord". Il propose également que les États-Unis fournissent à Israël des bombardiers B-52 spécialement équipés et des bombes capables de pulvériser des bunkers en prévision de ce moment terrifiant.

"La plus grande menace"

Les opposants à l'accord sur le nucléaire estiment qu'il ne va pas assez loin. Certains de ses partisans sont d'accord avec ça, jugeant que "si l'entente de Vienne doit signifier quelque chose, le Moyen-Orient dans son ensemble doit se débarrasser de ses armes de destruction massive". L'auteur de ces propos, le ministre iranien des Affaires étrangères, Javad Zarif, a ajouté que "l'Iran, dans sa capacité nationale et en tant qu'actuelle présidente du Mouvement des non-alignés [les gouvernements de la vaste majorité de la population mondiale], est prêt à travailler avec la communauté internationale afin d'atteindre ces objectifs, sachant pleinement qu'en cours de route, il se heurtera à plusieurs barrières érigées par les sceptiques de la paix et de la diplomatie. Nous avons paraphé un accord nucléaire historique", a-t-il poursuivi, c'est maintenant au tour d'Israël, "l'obstacle", d'agir.

Israël, évidemment, est l'une des trois puissances nucléaires, avec l'Inde et le Pakistan, dont les programmes d'armement ont été encouragés par les États-Unis et qui refusent de signer le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP).

Zarif faisait allusion à la plus récente conférence d'examen du TNP - organisée une fois les cinq ans - qui s'est conclue par un échec, en avril, lorsque les États-Unis (avec le Canada et la Grande-Bretagne) se sont une fois de plus opposés à l'instauration d'une zone libre d'armes de destruction massive au Moyen-Orient. Des efforts en ce sens sont menés par l'Égypte et d'autres États arabes depuis 20 ans. Comme Jayantha Dhanapala et Sergio Duarte, figures de proue de la promotion de tels efforts au TNP et dans d'autres agences de l'ONU, le font remarquer dans "Y a-t-il un avenir pour le TNP?", article publié dans le journal de l'Association pour le contrôle des armes: "L'adoption avec succès en 1995 de la résolution sur l'établissement d'une zone libre d'armes de destruction massive (ADM) au Moyen-Orient était l'élément principal d'un ensemble qui permettait la prolongation du TNP". Le TNP est le plus important de tous les traités de contrôle des armements. Si davantage de pays y adhéraient, il pourrait mettre un terme au fléau des armes nucléaires.

À maintes reprises, l'exécution de la résolution a été bloquée par les États-Unis, plus récemment par le président Obama, en 2010 puis en 2015, comme le soulignent Dhanapala et Duarte, "au nom d'un État qui ne fait pas partie du TNP et qu'on croit largement être le seul dans la région à posséder des armes nucléaires" - allusion polie et discrète à Israël. Cet échec, espèrent-ils, «ne représentera pas le coup de grâce aux deux objectifs de longue date du TNP, l'accélération des progrès du désarmement nucléaire et l'établissement au Moyen-Orient d'une zone libre d'ADM».
Un Moyen-Orient sans armes nucléaires permettrait simplement d'éliminer quelque menace que puisse constituer l'Iran, mais le sabotage continuel des efforts en ce sens perpétré par Washington afin de protéger son client israélien pose un plus grand défi. Après tout, il ne s'agit pas de la seule occasion de mettre fin à la menace que représenterait l'Iran à avoir été minée par Washington, ce qui soulève d'autres questions quant à la nature exacte de l'enjeu.

En réfléchissant à cette question, il est instructif de se pencher sur les suppositions tacites et les questions rarement posées. Examinons certaines de ces suppositions, à commencer par la plus sérieuse, soit celle voulant que l'Iran constitue la plus grave menace à la paix mondiale.
Aux États-Unis, c'est devenu un cliché parmi les hauts responsables et les commentateurs de dire que l'Iran remporte cette sinistre palme. Il existe également un monde à l'extérieur des États-Unis, et bien que ses points de vue ne se retrouvent pas dans le courant dominant américain, ils sont peut-être d'un certain intérêt. Selon les principales maisons de sondage occidentales (WIN/Gallup International), le titre de la "plus grande menace" revient aux États-Unis. Le reste du monde voit largement les États-Unis comme la plus grave menace à la paix mondiale. En deuxième place, loin derrière, figure le Pakistan, dont la position s'explique probablement par le vote indien. L'Iran est classé derrière les deux meneurs, avec la Chine, Israël, la Corée du Nord et l'Afghanistan.

"Le principal soutien mondial au terrorisme"

La question suivante la plus évidente est celle-ci: en quoi consiste la menace iranienne? Pourquoi, par exemple, Israël et l'Arabie saoudite tremblent-ils de peur face à ce pays? Quelle que soit la nature de la menace, elle peut difficilement être militaire. Il y a plusieurs années, les services secrets américains ont informé le Congrès que les dépenses militaires de l'Iran étaient très peu élevées par rapport à celles des autres pays dans la région, et que ses doctrines stratégiques étaient défensives - conçues afin de dissuader toute agression. Les milieux américains du renseignement ont également fait savoir qu'ils ne détenaient aucune preuve que l'Iran ait mis en œuvre un programme d'armement nucléaire, et que "le programme nucléaire de l'Iran et sa volonté de garder ouverte la possibilité de produire des armes nucléaires se trouvent au cœur de sa stratégie de dissuasion".

Dans une étude des arsenaux mondiaux, l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm classe les États-Unis, comme d'habitude, bien en avance en ce qui a trait aux dépenses militaires. La Chine vient au deuxième rang, avec un tiers des dépenses américaines. Loin derrière suivent la Russie et l'Arabie saoudite, qui devancent néanmoins largement tout pays d'Europe occidentale. L'Iran est à peine mentionné. Plus de détails sont fournis dans un rapport dévoilé en avril par le Centre d'études stratégiques et internationales (CSIS), selon lequel "les États du golfe Persique disposent... d'un avantage écrasant sur l'Iran tant au chapitre des dépenses militaires qu'à celui de l'accès à des armes modernes".

Les dépenses militaires de l'Iran, par exemple, ne représentent qu'une fraction de celles de l'Arabie saoudite et sont même de beaucoup inférieures à celles des Émirats arabes unis (ÉAU). Ensemble, les États du Conseil de coopération du Golfe - Bahreïn, le Koweït, Oman, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar - dépensent huit fois plus que l'Iran en matière d'armement, un déséquilibre qui remonte à des décennies. Dans son rapport, le CSIS ajoute: "Les États du golfe Persique ont acquis et sont en train d'acquérir certaines des armes les plus avancées et efficaces au monde [tandis que] l'Iran a essentiellement été contraint de vivre dans le passé, dépendant souvent de systèmes à l'origine livrés à l'époque du Chah". En d'autres termes, le pays est dépassé. Lorsqu'il est question d'Israël, bien sûr, le déséquilibre est encore plus marqué. En plus de posséder les armes américaines les plus avancées et une base militaire virtuelle en mer digne d'une superpuissance mondiale, le pays compte un important stock d'armes nucléaires.

Israël fait certainement face à la "menace existentielle" de certaines déclarations iraniennes: le guide suprême Khamenei et l'ex-président Mahmoud Ahmadinejad l'ont menacé de destruction. Sauf qu'ils ne l'ont pas fait - et s'ils osaient, ce ne serait guère important. Ahmadinejad, par exemple, a prédit qu'"avec la grâce de Dieu [le régime sioniste] serait rayé de la carte". En d'autres mots, il espérait qu'un changement de régime survienne un jour. Mais même cela n'a rien à voir avec les appels directs lancés à Washington et Tel-Aviv en faveur d'un changement de régime en Iran, sans parler des gestes posés pour provoquer un tel changement. Ces gestes, bien sûr, remontent au "changement de régime" de 1953, lorsque les États-Unis et la Grande-Bretagne ont organisé un coup d'État militaire pour renverser le gouvernement parlementaire iranien au profit de la dictature du chah, qui a par la suite trouvé le moyen d'accumuler l'un des pires dossiers de l'histoire en matière de droits de la personne.

Ces crimes étaient certainement connus des lecteurs des rapports d'Amnistie internationale et d'autres organisations des droits de l'homme, mais pas des lecteurs de la presse américaine, qui a consacré suffisamment d'espace aux violations des droits de la personne commises par l'Iran - mais seulement depuis 1979, lorsque le régime du chah a été renversé. (Pour en savoir plus à sujet, lisez The U.S. Press and Iran, une étude soigneusement documentée réalisée par Mansour Farhang et William Dorman.)

Il n'y a là rien de nouveau. Les États-Unis, c'est bien connu, sont les champions du monde du changement de régime, et Israël n'est certainement pas à la traîne. La plus destructrice de ses interventions au Liban, en 1982, visait de façon explicite à changer le régime en place, en plus de consolider sa mainmise sur les territoires occupés. Les prétextes avancés étaient minces et n'ont pas fait illusion longtemps. Cela aussi n'est pas inhabituel et est pas mal indépendant de la nature de la société - des lamentations de la Déclaration d'indépendance au sujet des "impitoyables indiens sauvages" à la défense de l'Allemagne par Hitler face à la "terreur sauvage" inspirée par les Polonais.

Aucun analyste sérieux ne croit que l'Iran utiliserait, ou même menacerait d'utiliser, l'arme nucléaire s'il la possédait, car cela provoquerait sa destruction instantanée. On craint cependant qu'une arme nucléaire puisse tomber entre les mains des djihadistes - pas grâce à l'Iran, mais au Pakistan, allié des États-Unis. Dans le journal de l'Institut royal des affaires internationales, deux spécialistes pakistanais du nucléaire, Pervez Hoodbhoy et Zia Mian, écrivent que les craintes croissantes que des "militants s'emparent de matériel ou d'armes nucléaires et déclenchent un terrorisme nucléaire [ont mené à]... la création d'une force dévouée de plus 20 000 militaires pour protéger des installations nucléaires. Il n'y a aucune raison de croire, cependant, que cette force serait à l'abri des problèmes que connaissent les unités chargées de protéger les installations militaires régulières", fréquemment attaquées avec de "l'aide interne". En bref, le problème est réel, mais simplement transposé en Iran en raison de fantasmes concoctés pour d'autres raisons.

Parmi les autres préoccupations nées de la menace iranienne figure son rôle de "principal soutien mondial au terrorisme", une référence à son appui au Hezbollah et au Hamas. Ces deux mouvements sont nés de l'opposition à la violence et l'agression perpétrées par Israël, avec le soutien des États-Unis, qui dépassent largement tout ce qui leur est attribué, sans parler de la campagne mondiale d'assassinats au moyen de drones menée par la puissance hégémonique qui dépasse également (et contribue à nourrir) l'ampleur du terrorisme international.

Les deux partenaires de l'Iran ont aussi commis le délit d'avoir remporté le vote populaire lors des seules élections libres du monde arabe. Le Hezbollah a en outre eu l'audace de contraindre Israël à cesser son occupation du sud du Liban, qui avait lieu à l'encontre d'ordres du Conseil de sécurité de l'ONU remontant à des décennies et qui impliquait un régime de terreur, voire de violence extrême. Peut importe ce que l'on puisse penser du Hezbollah, du Hamas et des autres bénéficiaires de l'appui iranien, l'Iran ne figure pas vraiment parmi les principaux soutiens à la terreur dans le monde.

"Alimenter l'instabilité"

Une autre préoccupation, exprimée à l'ONU par l'ambassadrice américaine Samantha Power, concerne "l'instabilité qu'alimente l'Iran au-delà de son programme nucléaire". Les États-Unis vont continuer de surveiller de près la situation, a-t-elle déclaré. Elle faisait ainsi écho à l'assurance offerte par le secrétaire à la Défense des États-Unis, Ashton Carter, à la frontière nord d'Israël, "que nous continuerons d'aider Israël à contrer l'influence nuisible" exercée par l'Iran de par son soutien au Hezbollah, et que les États-Unis se réservent le droit de recourir à la force militaire contre l'Iran tel qu'ils le jugeront approprié.

La façon dont l'Iran "alimente l'instabilité" peut être constatée de façon particulièrement dramatique en Irak où, entre autres crimes, il s'est porté au secours des Kurdes se défendant face au groupe État islamique, alors même qu'il construit une centrale électrique de 2,5 milliards $ dans la ville portuaire de Bassora, afin d'y ramener la puissance électrique à son niveau d'avant l'invasion de 2003. La rhétorique de l'ambassadrice Power est cependant habituelle: en conséquence de l'invasion, des centaines de milliers de personnes ont été tuées et des millions d'autres sont devenues réfugiées, des actes barbares ont été commis - les Irakiens ont comparé la destruction à l'invasion mongole du 13e siècle - faisant de l'Irak le pays le moins heureux au monde, selon des sondages WIN/Gallup. Entre-temps, des conflits sectaires ont éclaté, déchirant la région et donnant naissance à la monstruosité qu'est l'EI. Et tout cela a pour nom "stabilisation".

Pourtant, seuls les gestes honteux posés par l'Iran "alimentent l'instabilité". La rhétorique habituelle atteint parfois des niveaux presque surréalistes, comme lorsque l'observateur libéral James Chace, ancien directeur de la rédaction de Foreign Affairs, a expliqué que les États-Unis cherchaient à "déstabiliser un gouvernement marxiste librement élu au Chili", car "nous étions déterminés à chercher la stabilité" sous la dictature de Pinochet.

D'autres déplorent que Washington ait à négocier avec un régime "méprisable" tel que celui de l'Iran, avec son terrible dossier en matière de droits de la personne, et ils préféreraient que les États-Unis se tournent plutôt vers une "alliance parrainée par les Américains entre Israël et les États sunnites". C'est du moins ce qu'écrit Leon Wieseltier, collaborateur du magazine libéral The Atlantic, qui peine à cacher sa haine viscérale de tout ce qui est iranien.

Impassible, cet intellectuel libéral respecté recommande que l'Arabie saoudite, qui fait passer l'Iran pour un paradis virtuel, et Israël, coupable de crimes odieux à Gaza et ailleurs, s'allient afin de montrer à Téhéran les bonnes manières. Cette recommandation n'est peut-être pas totalement déraisonnable quand on pense au traitement réservé aux droits de la personne par les régimes mis en place et soutenus par les États-Unis dans le monde entier.
Bien qu'il ne fasse aucun doute que le gouvernement iranien constitue une menace pour sa propre population, il n'a battu aucune marque à cet égard, n'étant pas descendu au niveau d'alliés des États-Unis. Cela n'intéresse toutefois aucunement Washington, et certainement pas Tel-Aviv et Riyad.

Il peut également être utile de rappeler - les Iraniens, eux, s'en souviennent certainement - qu'il ne s'est pas passé un jour depuis 1953 sans que les Américains n'aient causé du tort aux Iraniens. Après tout, immédiatement après que les Iraniens eurent renversé le détesté régime du chah imposé par les États-Unis, en 1979, Washington a accordé son soutien au dirigeant irakien Saddam Hussein qui, l'année suivante, lançait un assaut meurtrier contre leur pays. Le président Reagan est même allé jusqu'à nier que Saddam ait commis un crime quand il a utilisé des armes chimiques contre la population kurde de l'Irak, ayant préféré en adresser le reproche à l'Iran. Lorsque Saddam a été traduit en justice, ce crime horrible, tout comme d'autres dont les États-Unis furent complices, ont été soigneusement écartés des chefs d'accusation, réduits à un seul de ses crimes mineurs, l'assassinat de 148 chiites en 1982, un détail sans importance par rapport au reste.

Saddam était un ami tellement apprécié de Washington qu'il a obtenu un privilège n'ayant aussi été accordé qu'à Israël. En 1987, ses forces ont été autorisées à attaquer en toute impunité un navire de la marine américaine, le USS Stark, tuant 37 membres de l'équipage. (Israël a agi de façon similaire lorsqu'il s'en est pris en 1967 au USS Liberty.) L'Iran a concédé la victoire peu après, lorsque les États-Unis ont lancé l'opération "Praying Mantis" contre des navires iraniens et des plateformes pétrolières dans les eaux territoriales de l'Iran. L'opération a atteint son point culminant lorsque le USS Vincennes, sous aucune menace crédible, a abattu un avion de ligne iranien dans l'espace aérien iranien, faisant 290 morts - ce qui a subséquemment valu au commandant du navire la Légion du mérite pour son "comportement particulièrement méritoire" et pour avoir maintenu une "atmosphère calme et professionnelle" lors de l'attaque menée contre l'appareil civil. "Nous ne pouvons qu'être impressionnés par une telle démonstration d'exception américaine", a alors commenté le philosophe Thill Raghu.

Une fois la guerre terminée, les États-Unis ont continué de soutenir Saddam Hussein, principal ennemi de l'Iran. Le président George H.W. Bush a même invité des ingénieurs nucléaires irakiens aux États-Unis pour y obtenir une formation avancée en production d'armes, une menace très sérieuse pour l'Iran. Les sanctions à l'encontre de ce pays ont par ailleurs été intensifiées, visant notamment les entreprises étrangères faisant affaire avec lui, et des initiatives ont été prises afin de l'exclure du système financier international.

Ces dernières années, l'hostilité s'est étendue au sabotage, à l'assassinat de spécialistes du nucléaire (probablement par Israël) et à la guerre cybernétique, déclarée ouvertement avec fierté. Le Pentagone voit la cyberguerre comme un acte de guerre justifiant une réponse militaire, à l'instar de l'OTAN, qui a affirmé en septembre 2014 que les attaques informatiques pourraient inciter les puissances de l'organisation à se défendre - lorsque nous en sommes la cible, pas les auteurs.

"Le principal État voyou"

Il serait injuste de ne pas préciser que des gestes contraires à la tendance ont aussi été posés. Par exemple, le président George W. Bush a offert plusieurs cadeaux d'importance à l'Iran en éliminant ses principaux ennemis, Saddam Hussein et les talibans. Il a même placé l'ennemi irakien sous son influence après la défaite américaine, si sévère que Washington a dû renoncer à ses objectifs déclarés d'établir des bases militaires permanentes ("camps durables") et d'assurer aux entreprises américaines un accès privilégié aux vastes ressources pétrolières de l'Irak.

Les dirigeants iraniens ont-ils aujourd'hui l'intention de mettre au point des armes nucléaires? Nous pouvons juger nous-mêmes de la crédibilité de leurs dénégations, mais il ne fait aucun doute que ce fut le cas par le passé. Après tout, la plus haute autorité l'a affirmé ouvertement et des journalistes étrangers ont été informés que l'Iran disposerait d'armes nucléaires "certainement, et plus tôt qu'on le pense". Le père du programme nucléaire iranien et ancien dirigeant de l'Organisation de l'énergie atomique iranienne se disait confiant que le projet des autorités "était de construire une bombe nucléaire". La CIA a également indiqué n'avoir "aucun doute" que l'Iran mettrait au point des armes nucléaires si des pays voisins le faisaient (ce qui fut le cas).

Tout ça, évidemment, se passait sous le chah, la "plus haute autorité" tout juste citée, et à une époque où de hauts responsables américains - Dick Cheney, Donald Rumsfeld et Henry Kissinger, entre autres - l'incitaient à aller de l'avant avec ses programmes nucléaires et faisaient pression sur les universités pour qu'elles lui viennent en aide. Sous de telles pressions, ma propre université, l'Institut de technologie du Massachusetts, a conclu une entente avec le chah afin d'admettre des étudiants iraniens au programme d'ingénierie nucléaire en retour de subventions, malgré les objections du corps étudiant, mais avec le soutien de la faculté (lors d'une réunion dont se souviennent certainement les plus anciens).

Par la suite questionné quant à savoir pourquoi il avait appuyé de tels programmes sous le chah, Kissinger a répondu que l'Iran était alors un allié.

Si on met de côté les absurdités, quelle est la réelle menace iranienne qui inspire tant de crainte et de fureur? Encore une fois, on peut trouver une réponse du côté des services américains du renseignement. Retenez leur analyse voulant que l'Iran ne constitue aucune menace militaire, que ses doctrines stratégiques sont défensives et que ses programmes nucléaires (sans effort pour produire des bombes, en autant que l'on puisse en juger) sont une "partie centrale de sa stratégie de dissuasion".

Dans ce cas, qui peut bien se préoccuper de mesures dissuasives de l'Iran? La réponse est claire: les États voyous qui ravagent la région et ne veulent tolérer aucun obstacle à leur stratégie d'agression et de violence. En tête de liste, les États-Unis et Israël, avec l'Arabie saoudite qui a fait tout ce qu'elle pouvait pour se joindre au groupe avec son invasion de Bahreïn (pour soutenir l'écrasement d'un mouvement de réforme là-bas) et maintenant son attaque du Yémen, accroissant l'ampleur de la catastrophe humanitaire dans ce pays.

Pour les États-Unis, l'image est familière. Il y a 15 ans, l'important analyste politique Samuel Huntington, professeur de sciences du gouvernement à Harvard, a prévenu dans la publication Foreign Affairs que pour la plupart des pays, les États-Unis étaient en train de "devenir la superpuissance voyou" et "la plus grande menace à leurs sociétés". Peu après, des propos similaires ont été tenus par Robert Jervis, président de l'Association américaine de science politique: "Aux yeux d'une grande partie du monde, en fait, le principal État voyou est aujourd'hui les États-Unis". Comme nous l'avons vu, l'opinion mondiale appuie largement ce jugement.

De plus, le manteau est porté avec fierté. La classe politique américaine insiste sur le fait que les États-Unis se réservent le droit de recourir à la force s'ils déterminent que l'Iran enfreint un engagement ou un autre. Cette politique ne date pas d'hier, en particulier chez les démocrates libéraux, et elle ne se limite pas à l'Iran. La doctrine Clinton, par exemple, a confirmé que les États-Unis étaient autorisés à faire "utilisation unilatérale de la puissance militaire" même pour s'assurer d'un "accès sans restriction aux marchés clés, aux approvisionnements en énergie et aux ressources stratégiques", sans parler des préoccupations de "sécurité" ou "humanitaires".

L'adhésion à différentes versions de cette doctrine a été confirmée sur le terrain, ce que peuvent difficilement nier les personnes prêtes à se pencher sur les faits de l'histoire présente.
Telles sont les questions qui devraient retenir l'attention lorsqu'on analyse l'accord nucléaire de Vienne, qu'il soit adopté ou saboté par le Congrès, ce qui pourrait bien être le cas.