La guerre contre le terrorisme traduit le mal de l’Occident (De Villepin)

Publié le Mardi 30 Septembre 2014 à 15:58
Dominique De Villepin "La guerre globale contre le terrorisme" imaginée par George Bush fait écho au califat global. Même penchant pour l'idéologie, même réflexe de la force, même passion des images, dit Dominique De Villepin dans une tribune publiée ce mardi 30 septembre au Monde, considérant la guerre contre Daech comme "un pas de plus vers la guerre des civilisations".

Par Dominique De Villepin (Ancien Premier ministre)

La France se renie quand elle croit que la guerre contre le terrorisme est la solution. Cette guerre est sans victoire possible comme l'ont montré l'Afghanistan et l'Irak. C'est la loi des guérillas. C'est une guerre perpétuelle face à un ennemi sans cesse renaissant qui grandit en légitimité, visibilité et crédibilité. Cette guerre est sans espoir. Même si nous écrasons l'« Etat islamique » (EI), ce sera au prix de l'émergence d'un nouveau péril, chiite ou sunnite, islamiste ou nationaliste. Dix ans d'interventions incohérentes au Moyen-Orient ont enfanté et nourri l'EI.

Cette guerre est sans effet. Le gouvernement s'engage en espérant qu'une guerre télévisée et téléguidée répondra à la légitime émotion des Français face à la barbarie. Fer de lance médiatique de la coalition et supplétif d'une guerre en trompe-l'œil sur le terrain, la France risque de perdre sur les deux tableaux, exposant son territoire et ses ressortissants à travers le monde aux attentats et aux enlèvements.

Bien sûr il faut agir. Tout le piège de cette logique de guerre consiste à nous enfermer dans le tout ou rien. L'efficacité en matière internationale est affaire de marges de manœuvre, de responsabilisation des partenaires et d'exploitation de toute la gamme des instruments, y compris l'outil militaire. L'EI est une menace d'un nouveau genre, inquiétante, hybride de parti totalitaire fanatisé, d'organisation criminelle lucrative et d'« entrepreneur de guerre » plaçant sa marque sur le marché mondial. Il tient son pouvoir sur son territoire de l'alliance avec des débris du régime de Saddam Hussein et avec des chefs de tribu et de quartiers sunnites, rejetant le pouvoir sectaire chiite.

Il faut donc une stratégie politique d'asphyxie de l'EI, en tarissant les revenus des puits de pétrole mais aussi les circuits de contrebande. En le privant aussi de ses soutiens sunnites modérés à travers un dialogue inclusif leur offrant des garanties politiques dans le nouvel Irak. En asséchant enfin son vivier de recrutement. Pour l'EI stagner, c'est déjà s'éteindre. Des interventions militaires ciblées sont nécessaires pour l'endiguer, mais elles doivent être en priorité le fait des pays de la région en appui des forces locales, irakiennes, kurdes, jordaniennes, syriennes libres.

Il faut une stratégie de protection pour nos ressortissants et nos territoires qui, sans brader notre attachement aux libertés individuelles et aux principes démocratiques, permettrait d'améliorer nos capacités de prévention de la radicalisation, en prison notamment ou sur Internet. Tirons les leçons des erreurs commises afin d'améliorer le fonctionnement de nos services judiciaires et de renseignement par une meilleure coordination européenne.

Depuis dix ans, je plaide pour des solutions aux crises évitant la guerre, comme en Irak en 2003 par des inspections renforcées. En 2011, en Libye, je défendais une zone d'exclusion aérienne et un soutien aux rebelles, sans franchir la ligne rouge du changement de régime. En Syrie, je proposais des sanctions internationales et la constitution de corridors humanitaires pour sauver les civils. A chaque fois on m'a objecté cet argument : c'est la guerre ou rien. Et même si la guerre ne sert à rien. Pourquoi cette logique aveugle ? Parce que la France ne croit plus en elle-même. Parce qu'elle est comme possédée par le vertige des idées simples. Depuis sept ans, elle a glissé dans un militarisme démocratique et occidentaliste qui traduit son doute sur son avenir et sa vocation. Elle s'enfonce chaque jour davantage dans un esprit de corps expéditionnaire mollettiste qui fleure la IVe République.

Mais le mal est plus large. Il s'est emparé de l'Occident. La guerre contre le terrorisme trahit une vision du monde. C'est la tentation du suicide d'une civilisation souffrant du sentiment de l'impuissance et du déclin, de la peur du monde et des autres et de la conviction de la supériorité morale. L'islamisme est un vertige nihiliste. Le Moyen-Orient traverse une crise de modernisation qui tourmente les identités confessionnelles et nationales. Les solidarités traditionnelles, fragilisées par la colonisation, sont balayées par la mondialisation, le développement, l'émergence des classes moyennes, l'essor des communications, réveillant vieux démons et nouvelles peurs.

La « guerre globale contre le terrorisme » imaginée par George Bush fait écho au califat global. Même penchant pour l'idéologie, même réflexe de la force, même passion des images. C'est le piège de la concurrence des victimes et du tango des abattoirs. Se nourrissant l'un l'autre, ils donnent mutuellement corps à leurs angoisses. Le terrorisme islamiste se délecte de mettre en scène ses victimes, les Occidentaux à cacher leurs « dommages collatéraux ». Culte du sacrifice du corps transformé en arme dans les attentats-suicide, contre obsession de la guerre « zéro risque » où les drones font s'abattre le châtiment du ciel. Deux étendards donnant un sens global à des combats locaux. Deux langages exprimant des peurs existentielles. Au risque de la destruction mutuelle.

Nous franchissons un pas de plus vers la guerre de civilisations. Mais tout n'est pas perdu. Il reste une chance pour une paix d'initiative et d'audace, à condition de rompre avec la logique de guerre. Face au terrorisme, il faut rechercher des paix locales. Renforçons tout d'abord les Etats-nations défaillants. Ils sont le vivier des dérives identitaires. L'Union européenne pourrait mettre à disposition des Nations unies une plate-forme de reconstruction des Etats pour consolider les administrations et les services publics dans les pays en conflit (Mali, Centrafrique, Ukraine).

Favorisons aussi une stratégie de dialogue. La reconnaissance des minorités, les formes de représentation politique, l'autonomie sont les clés de la pacification. C'est la tâche essentielle de susciter le dialogue chiites-sunnites, en mettant autour de la table l'Arabie saoudite et l'Iran.

Cela passe enfin par une force de réaction militaire multilatérale des Nations unies, qui nous sorte de la logique du tout ou rien, en inventant une vraie force de paix, au risque d'une présence au sol. En Irak ou en Syrie une interposition temporaire entre les communautés pourrait être nécessaire. L'ambition d'un tel programme n'a d'égal que le péril dans lequel nous jette la spirale de la guerre permanente. C'est la vocation de la France de porter la voix et la vision de la paix.