Témoignage pour l’histoire de Nejib Chebbi sur feu Abada Kefi "grand pénaliste"

Publié le Vendredi 20 Juillet 2018 à 10:41
Néjib Chebbi Dans un post paru le 14 juillet sur sa page officielle Facebook, Ahmed Néji Chebbi livre un témoignage sur l’avocat et député de l’ARP Abeda Kefi, décédé il y a une semaine,  vendredi 13 juillet. Il raconte comme il a fait sa connaissance à l’époque de Bourguiba, et comment le défunt était à l'origine de sa rencontre avec le collaborateur de Mohamed Mzali, Mezri Chekir, qui a été suivie quelques mois plus tard, le 27 décembre 1983, par une entrevue avec le ministre de l’intérieur de l'époque, Driss Guiga qui lui a délivré l’autorisation de faire paraître le journal Al-Mawqef.

"Avocat de renom et grand pénaliste, Abada Kefi avait ses entrées dans les arcanes du pouvoir sans en faire partie", souligne Chebbi dans ce témoignage édifiant, écrit en un français châtié. En voici le texte dans son intégralité :

"J’ai connu Abada Kéfi au cours de l’année 1982. En décembre 1981, en effet, quatorze membres fondateurs du Rassemblement Socialiste Progressiste (RSP) ont été arrêtés sous le prétexte que l’un d’eux, professeur à Sfax, aurait transporté dans la malle de sa voiture des centaines de tracts dédiés aux élèves des lycées. Ces arrestations avaient soulevé un tollé de protestations : médias, partis politiques, avocats et défenseurs des droits de l’homme s’étaient insurgés contre ce qu’ils considéraient comme une violation des droits et un retour aux anciennes pratiques. Les autorités ont du céder à la pression et libérer les détenus. Leurs camarades libérés, les fondateurs du RSP ont saisi l’occasion pour donner une réception à l’honneur des démocrates de toute tendance qui se sont solidarisés avec eux.

J’étais chargé de distribuer les invitations aux avocats dont Abada Kefi. Je ne le connaissais pas à l’époque et un de ses collègues me l’a indiqué dans la salle des pas perdus. Je le saluai, me présentai à lui et lui remis l’invitation. Il me regarda et me dit « savez vous comment vos amis ont-ils été libérés ? » « Pas exactement, lui rétorquai-je, ils ont du se rendre compte que les accusations étaient infondées ». « Non, me dit-il, j’ai passé la matinée de dimanche dernier à plaider politiquement l’affaire devant le Premier ministre, Mohammed Mzali, chez lui à la Soukra.

Il était désinformé et croyait aux rapports de police. J’ai fini par le convaincre que les personnes arrêtées n’avaient commis d’autres crimes que celui de se concerter en vue de constituer un parti légal de gauche. Il finit par se rendre à l’argumentaire et me répondit : si telle est la raison de leur arrestation, leur cause est entendue, je ne vois aucun inconvénient à ce qu’un parti de gauche émerge sur la scène politique légale ». Je le remerciai des informations qu’il m’avait livrées et m’apprêtai à le quitter. « Mais pourquoi ne rencontreriez-vous pas le premier ministre s’exclamât- il ». Je lui répondis « Personnellement je ne vois aucun inconvénient, mais je dois consulter mes amis au préalable ». « Quant-est-ce que vous me donneriez la réponse ? » A la réception lui dis-je. Et c’est ainsi qu’une rencontre a été prévue entre le Premier ministre et une délégation du RSP. Mohammed Mzali n’a pas pu assister à la réunion, à cause d’un avion qu’il devait prendre le matin même pour New Delhi. Son proche collaborateur Mezri Chekir l’a remplacé à la réunion qui se déroula dans les bureaux du Premier ministre, à la Kasbah. Outre les représentants du RSP, étaient présents Abada et feu Fadhel Ghedamsi, membre du Comité Directeur de la LTDH. Au bout de deux heures d’échanges, Mezri Chekir conclut: nous ne sommes pas opposés à l’émergence d’un parti politique légal de gauche, mais cela demandera du temps. Quant à l’autorisation de publier un journal, elle pourrait être envisagée dans un temps plus court ». Par souci de transparence, la délégation du RSP en informa l’opinion par un communiqué publié au journal Erraï de feu Hasib Ben Ammar.

Et c’est ainsi que quelques mois plus tard, le 27 décembre 1983 plus précisément, je fus reçu par le ministre de l’intérieur, Driss Guiga qui me délivra l’autorisation de faire paraître le journal Al-Mawqef. Je garde de la rencontre avec si Driss, le souvenir d’un homme d’Etat doté d’une pensée profonde et d’une vaste culture politique.

Aujourd’hui Abada n’est plus, il a rejoint le cortège d’hommes illustres, Mzali, Chekir, Ghedamsi qui ont laissé leurs empreintes dans notre vie nationale, à un tournant de son évolution vers la démocratie.

D’autres souvenirs me reviennent à l’esprit. Notamment, un certain samedi 27 septembre 1987, toujours au palais de justice, où Abada m’attira dans un coin pour me mettre dans le secret d’une décision de justice qui allait tomber quelques heures plus tard : aucun dirigeant islamiste me confia-t-i ne sera condamné à mort par la Cour de Sûreté de l’Etat. La justice n’était pas indépendante à l’époque et la Cour de Sûreté de l’Etat n’était qu’un organe de répression politique aux mains du pouvoir. Avocat de renom et grand pénaliste, Abada Kefi avait ses entrées dans les arcanes du pouvoir sans en faire partie. Je m’exclamai alors : « Bourguiba a donc été écarté ! » Il ne me confirma pas dans mes conjectures, mais la vie allait rapidement s’en charger.

Une semaine plus tard, le 4 octobre 1987 Ben Ali était nommé premier ministre, et le mois suivant, le 7 novembre 1987, il allait succéder à Bourguiba à la tête de l’Etat. Le procès des islamistes, auquel j’avais pris part comme avocat, homme politique et défenseur des droits de l’homme, a constitué la pierre d’achoppement dans la crise politique qui secouait le pays: Bourguiba voulait décapiter le mouvement islamiste, les partis politiques d’opposition craignaient pour la paix civile et l’avenir de la démocratisation à peine amorcée sous le gouvernement Mzali. Ben Ali avait tranché, contre la volonté de Bourguiba et au prix de le destituer sans coup férir !"