Lettre ouverte de Temimi à Macron, dénonçant le comportement d’Olivier Poivre d’Arvor

Publié le Vendredi 19 Janvier 2018 à 15:38
Abdeljelil TemimiAbdeljelil  Temimi, historien et professeur émérite,  adresse ce vendredi 19 janvier sur Facebook une lettre ouverte au président Français, Emmanuel Macron, qui sera en visite en Tunisie les 31 janvier et 1er février.  Le président de la fondation éponyme dénonce les propensions hégémoniques de la France dans les affaires de la Tunisie, notamment à travers  le comportement de l’ambassadeur de France, Olivier Poivre d’Arvor qui cherche inlassablement et ouvertement à imposer  sa vision, surtout dans le domaine culturel.  Nous la reproduisons dans son intégralité :

Monsieur le Président :

"En tant qu'historien tunisien, j'ai suivi avec beaucoup d'attention et d’intérêt votre discours d'investiture à la Présidence. Votre discours était émouvant et particulièrement captivant. Il m’a fait frissonner d’optimisme et d’admiration.  En vous écoutant une question me trottait dans la tête : comment un jeune président a programmé servir son pays, moyennant l'adoption d'une nouvelle dynamique politique pour répondre aux enjeux géopolitiques et économiques considérables pour son pays.

J'ai tant souhaité que la Tunisie du Printemps arabe ait un jeune président à la hauteur des espérances et espoirs formulés par nos jeunes ; c'est ainsi que depuis 7 ans, nous avons accumulés déceptions et désespoirs, les mass-médias assument une grande responsabilité dans ce chaos dont j'ai essayé de comprendre les origines, mais aussi les conséquences.
Il s'avère M. le Président, que l'Ambassadeur de France en Tunisie a joué un rôle non constructif et ma présente lettre vous en dira beaucoup :

Sept ans après la révolution de la dignité, nous constatons, hélas, que l’arrogance de certains diplomates européens demeure intacte.  Certaines chancelleries étrangères sont en effet encore dans le déni à l’instar  de l’ambassadeur de France dont le comportement agace et irrite plus d’un. Dans le cadre des relations tuniso-françaises, monsieur Olivier Poivre d’Arvor cherche inlassablement et ouvertement à imposer  sa vision, surtout dans le domaine culturel. N’y a-t-il pas dans ses méthodes, ses pratiques et ses procédés, comme un parfum de nostalgie de l’époque coloniale ? Les subventions (plus de 700 mille euros) accordées à de nombreuses associations de la société civile, mais aussi à certains organes de la presse arabophone et notamment à la presse francophone (300 mille euros) ne mettent pas à nu sa farouche volonté de consolider son réseau pour ainsi s’immiscer davantage dans les affaires internes de la Tunisie afin de mieux influencer et  fléchir l’opinion publique? 

Un professeur tunisien en sciences économiques et sociales à l’académie de Nice et chroniqueur dans de nombreux organes de la presse francophone tunisienne, dénonce régulièrement la vision hégémonique de la diplomatie française sur la Tunisie. Plus récemment, dans un article, depuis devenu une référence, publié sur le site Nawaat.org, qui s’intitule : « Retour sur l’entretien accordé par l’Ambassadeur de France à la revue Moyen-Orient » où il a pointé avec force l’esprit paternalisme déplaisant, qui cache des visions géoéconomiques et politiques de la diplomatie française.

Aujourd’hui, ce professeur a fait l’objet d’une procédure disciplinaire engagée par monsieur Emmanuel Ethis, recteur de l’académie de Nice et ancien collaborateur de monsieur Olivier Poivre d’Arvor à France Culture et France Inter, où on l'accuse d’avoir écrit dans les organes de presse francophone tunisienne « des propos injurieux, diffamatoires et incitant à la haine à l’égard de la France, et des dirigeants français». Dans un pays où l’extrême droite concentre à elle seule 38% des votes, il faut être doté d’un sens aigu de la provocation pour oser de telle accusation ! Aujourd’hui, en France -disons-le ouvertement-, l’hostilité et la réticence à l’égard des arabes et des musulmans sont clairement affichées.

C’est vraiment triste d’en arriver là ! Nous avons beaucoup apprécié le savoir français ; d’ailleurs, notre Fondation académique a rendu hommage à 5 des plus illustres savants français : Louis Cardaillac, Robert Mantran, Marcel Emerit, André Raymond et Charles Robert Ageron et nous avons préparé des Mélanges en leur honneur. Ces intellectuels avaient servi la science et le savoir de la manière la plus honnête, simplement par amour du savoir à la civilisation arabo-musulmane ; ainsi, ces dignes professeurs ont participé activement au rapprochement de nos peuples. Nous nous inscrivons d’ailleurs dans la droite ligne de ces historiens savants car nous pensons et croyons que la connaissance et le rapprochement de l’autre sont de nature à pacifier les relations internationales.

Faut-il rappeler M. le Président que notre Fondation se sert également de la langue française comme un outil dans ses recherches scientifiques et pour ses publications. Cependant, l’usage du français ne doit nullement se faire au détriment de notre patrimoine culturel et linguistique ; nous la considérons comme étant une langue d’ouverture, alors qu’au même temps d’autres responsables continuent à être hostiles à l’enseignement de la langue arabe au sein des établissements français.

La Fondation allemande Konrad Adenauer, par exemple, a financé la réalisation une série de 7 congrès sur Habib Bourguiba, lors des années de la tyrannie où personne n’osait même évoquer son nom. Nous étions absolument libres dans nos orientations et le choix des intervenants ; en aucun moment la Fondation Konrad Adenauer n’était intervenue. Une telle entreprise n’aurait pas vu le jour si le financement était assuré par une Institution française. Les responsables français auraient cherché, à coup sûr, à imposer leur lecture des événements. Cet état d’esprit français s’explique par la complicité de nombreux francophiles Tunisiens.

Cette prise de position agace a priori les autorités françaises en Tunisie, qui font tout pour renforcer l’enseignement du français. M. Ben Hamida irrite donc en raison de ses critiques qui portent et concernent tout particulièrement « l’Accord de libre-échange complet et approfondi » (ALECA). En effet, dans une série d’articles parus en 2015 dans le quotidien national Le Temps, ce Professeur estime: «  L’ALECA comme étant le « Pacte Fondamental » dans sa version plus moderne et plus "audacieuse" ! Cet Accord occasionnera sans nul doute une nouvelle forme d’occupation, un néocolonialisme économique! ». a-t-il écrit.

Le Professeur Ben Hamida est un homme de conviction, jalousement attaché à la souveraineté de la Tunisie et aux droits des peuples à disposer d’eux-mêmes et de leurs richesses. Il s’appuie sur la célèbre conception Bourguibienne de la Tunisie qui considère que notre pays est un peuple de vieille civilisation arabe et de religion musulmane, un vieux peuple qui eut son heure de gloire, qui a une civilisation et une histoire héritée de plusieurs dynasties : les Fatimides, les Aghlabides, les Hafsides et les Ottomans. Aussi, nous sommes fiers de notre passé et nous refusons les manœuvres étrangères qui visent à peser sur nos valeurs et influer notre culture.

Nous attendons des ambassadeurs étrangers qu’ils respectent notre souveraineté, qu’ils pratiquent notre langue et qu’ils renforcent les partenariats et les rapprochements de nos peuples. Entre la Tunisie et la France, nous tenons à avoir des relations sincères et respectueuses des intérêts économiques, politiques et culturels des deux nations. Nos relations doivent être de type gagnant-gagnant et non pas de nature dominant-dominé. Nous sommes résolument déterminés à défendre notre culture dont le poids de l’histoire est si glorieux.

Nous déplorons beaucoup les analyses qui cherchent, d’une manière consciemment subjective, à établir un lien entre l’arabisation du système éducatif et la montée de l’intégrisme, voire même du terrorisme. Ces dangereux raccourcis sont très souvent, hélas, l’œuvre d’une minorité de francophiles tunisiens. Rappelons ici que nous sommes considérés parmi les pionniers ayant publié en français et nous tenons à ce titre un record en nombre de contributions. Nous étions aussi le premier tunisien en 1972 à soutenir une thèse d’Etat ès-lettre à l’université d’Aix-en-Provence et à obtenir le diplôme de Doctorat d’Etat de cette université.

La Revue d’Histoire Maghrébine que nous avons créé en 1974, témoigne de notre engagement universitaire et intellectuel. Pour prendre conscience de l’ampleur de notre investissement et travail pendant 44 ans. En raison de notre indépendance, la revue a été combattue avec acharnement et détermination par beaucoup de francophiles. Et pourtant, Il s’agissait d’une revue d’une grande qualité dont la majorité des collaborateurs sont des universitaires européens, maghrébins et américains.

Nous avons tenu à rappeler ces faits car nous tenons à souligner, encore une fois, la force de nos convictions, qui n’ont pas pris ne serait-ce une ride, dans nos combats, à savoir la défense de notre culture si riche et notre histoire si glorieuse. Les agissements de l’ambassadeur de France à l’égard de nos braves citoyens sont regrettables.

Recevez M. le Président, l'assurance de mes respects profonds".
Prof. Emirites Abdeljelil Temimi